Ce qu’il faut de nuit
Batailles choisies #160
En deux mots:
Ma lecture de Ce qu’il faut de nuit de Laurent Petitmangin, roman d’un père qui voit ses garçons devenir des adultes et doit apprendre comment devenir le père de deux adultes, et non plus celui de deux enfants.
J’ai lu Ce qu’il faut de nuit de Laurent Petitmangin la semaine dernière.
Ce récit à la première personne d’un père parlant de ses deux fils m’a tout de suite happée. Moi qui ambitionne de rendre littéraire une vie lambda de maman, un père, travaillant à la SNCF, veuf, qui va au foot avec ses fils le week-end et s’assoit toujours à la même place, un de ces pères qui n’ont pas d’histoires à raconter en soirée (qui vont à peu de soirées d’ailleurs), qui ont une vie qui n’est ni plus ni moins intéressante que celle du voisin, ça me plaît, comme prémisse.
D’autant que ce roman m’ouvre une fenêtre dans un monde parental dont je n’ai aucune expérience: Small kids, small problems. Big kids, big problems, dit-on.
Les enfants du narrateur, contrairement aux miens, sont grands. Ils sont adolescents d’abord, puis jeunes adultes. L’histoire de ces trois hommes, mûr ou en devenir, est une projection d’une peur qui ne me concerne pas pour l’heure, mais qui me concernera dans la prochaine décennie et à laquelle je pense parfois: est-ce normal que mes fils se soient autant éloignés? Est-ce que je suis en train de perdre mes enfants?
Moi, lectrice, j’ai aimé suivre ce père qui aime ses enfants, sainement, comme des êtres humains, qui les aime décemment. Ces trois hommes sont des gens biens, des mecs décents. Ce qui ne les empêche pas d’être à côté de la plaque, de sauter à pieds joints dans leurs bêtises, avec aveuglement et sans retenue. Ils ont entre eux une relation que je n’ai pas encore: je ne suis pour mes fils que leur mère, ils ne sont pour moi que mes enfants. Mais en grandissant et vieillissant, nous serons tous, comme dans Ce qu’il faut de nuit, des personnes à part entière, des bulles, qui grandissent ensemble, se touchent, poussent en s’appuyant les unes aux autres, mais vite deviennent autonomes, éclatent aussi.
Ce livre est l’histoire d’une distance qui se creuse en silence avant de devenir infranchissable, avec quelques ponts qui apparaissent entre les personnages quand on ne s’y attend plus. L’écriture tient jusqu’au bout, elle est nette, efficace.
Mais, ce que la lectrice que je suis a le plus apprécié dans Ce qu’il faut de nuit, c’est la réalisation soudaine, vers la moitié du roman quand la distance augmente justement, que ce récit n’est que celui du père. Le choix du roman écrit à la première personne est réellement intéressant: d’un coup, comme ça, je me suis rendue compte que ce que j’avais pris pour acquis (que le père disait tout, qu’il décrivait, était objectif ou au moins conscient de sa subjectivité) n’est qu’un point de vue. Ce sont ses sentiments, ses émotions, ce que lui et lui seul, comprend de la vie qu’il est en train de vivre, des adultes dont il a été responsable, mais dont il n’est plus tout à fait responsable. Je me rends compte, soudain, qu’on pourrait prendre le point de vue de l’un de ses deux fils, et que ça écrirait un autre roman, que ça raconterait complètement autre chose. Qu’il manque donc deux autres romans, ceux des fils, pour combler les blancs. Que, par conséquent, des manques, des trous dans la parole, dans la pensée du père, il y en a, et ce sont eux qui rendent le père si attachant, le roman si réussi.
Alors, je me suis posée autrement la question de la distance qu’il y a entre ces trois hommes, entre ces êtres, et j’ai aimé d’autant plus le titre: “ce qu’il faut de nuit”, c’est ce qu’il faut de nuit pour qu’arrive la catastrophe, comme si elle ne pouvait se jouer que le soir.
Mais c’est surtout la nuit nécessaire pour fabriquer un être humain. C’est la nuit au sens de ce qui est sombre en soi, la part d’ombre qui ne peut jamais totalement être éclairée. C’est ce que chacun doit posséder de nuit en soi pour être une personne à part entière, être un adulte, homme ou femme, quitte à ce que cette nuit soit une distance entre soi et les autres. Dans le roman, ce que j’ai apprécié, c’est que cette nuit ressemble à un halo, qui entoure chaque personnage et surtout le narrateur, une épaisseur qui l’empêche d’arriver aux autres.
Pourtant, le titre n’est pas: Ce qu’il y a de nuit. Ce n’est pas descriptif. Non, c’est ce qu’il faut de nuit, c’est prescriptif: c’est une nécessité. Et dans ce verbe, il y a une dimension supplémentaire qui m’a beaucoup touchée, quelque chose qui dit: ne va pas croire, Héloïse, que tes small kids ne peuvent être faits que de jour, de lumière, de rire, de bonheur. Non, il leur faut aussi de la nuit, même si ça fait peur, et plus à toi qu’à eux sans doute.
En tant que maman, en tant que femme qui a eu jusqu’à maintenant le privilège d’une vie heureuse, qui cherche à le donner à ses enfants, c’est un avertissement, ou une sentence de celle avec lesquelles il est difficile de faire la paix: est-ce qu’il faut vraiment de la nuit pour mes enfants? On ne pourrait pas se mettre d’accord, que eux, juste les miens, y échappent? Est-ce qu’ils ne peuvent pas avoir, ces petits bonhommes d’amour, que de la lumière, de l’amour, de la douceur? Êtes-vous bien sûrs que la nuit est obligatoire, qu’elle est un moment ou un mal nécessaire?
Je projette oui, mais ce roman, qui est un triple roman d’apprentissage, deux small kids qui deviennent grands et un père d’enfants qui devient un père d’adultes, m’a ouvert une fenêtre: les big kids auront leur lot de nuit. Ils devront apprendre à vivre avec ce lot, comme la maman que je suis devra un jour l’accepter. Parce qu’il en faut.
Je continuerai bêtement d’espérer, parce que je reste une maman, leur maman, que cette nuit sera douce.