Tu te débrouilleras
Batailles choisies #168
En deux mots:
L’impression qu’en fin de compte, les enfants, c’est toujours ton problème, ça te parle? Moi oui. Parce que ce n’est pas qu’une impression.
Il y a deux mois, on a embauché une auxiliaire de la crèche de Petit, licenciée au début du confinement, pour nous soulager quelques heures par semaine.
L’impression de revivre.
Un moment à moi, où les enfants ne sont pas mon problème. J’avais oublié comme c’est régénérant, travailler sans courir après les minutes, lire, ne rien faire, avoir des pensées qui ne soient pas constamment interrompues par des disputes ou des “mamaaaaaan!”.
Elle doit démissionner au bout de trois semaines, mais me trouve une collègue pour la remplacer.
L’impression de l’avoir échappé belle.
J’ai tellement souffert cette année à peu près seule à bord avec les enfants, que non, je ne veux pas revenir en arrière.
Aujourd’hui, la nouvelle auxiliaire de crèche démissionne à son tour.
Aujourd’hui aussi, mon mari me dit que son entreprise va le promouvoir, belle nouvelle, et qu’il va devoir travailler plus, pas belle nouvelle. Heureusement, c’est bientôt les grandes vacances, ça va être plus facile pour toi de t’arranger.
L’impression que les enfants sont toujours, en fin de compte, mon problème.
La voilà, cette impression qui n’en est pas qu’une, comme une déferlante qui me détrempe complètement au point que j’en pleure, de ces deux nouvelles qui arrivent coup sur coup.
Oui, c’est presque les vacances mais est-ce que c’est ça, ma vie, de me retrouver seule avec deux et bientôt trois enfants, de m’arranger, pendant que mon mari s’enferme dans le bureau pour ses réunions Zoom?
Parce qu’avec l’optimisme et la gentillesse que j’aime chez mon mari, il me dit d’un air encourageant : si on ne trouve personne, ne t’inquiète pas, ça va aller, on se débrouillera.
Je connais bien ce refrain. Je sais combien en réalité, avec la situation sanitaire, il veut dire: tu te débrouilleras.
Je me retrouve à franchir rapidement les étapes de l’acceptation du contrat patriarcal, la colère, les reproches à tout va, l’angoisse, la tristesse, la résignation, la démerde puisque de toute façon, il n’y a rien à faire. Et reste, après ces ressacs sur le sable mouillé, l’impression d’injustice. Mais pourquoi ça me retombe toujours dessus!
Derrière mon coup de déprime, il y a l’histoire de trois mères et de toutes les femmes qui se battent avec cette exploitation sur laquelle on leur demande de fermer les yeux. Les auxiliaires de crèche ont démissionné parce qu’elles n’avaient personne pour s’occuper de leurs propres enfants. Elles font, en temps normal, un travail essentiel et sont sous-payées. J’ai deux enfants en bas-âge et je suis enseignante, j’ai passé une année scolaire entière à télétravailler sans que personne ne se demande si c’était réellement possible. On s’est débrouillées, mais à quel prix.
Ce n’est pas nos vies individuelles qui sont en cause, à peine nos maris, nos entreprises. C’est le travail, ce que veut dire le travail, ce que veut dire surtout le fait que la charge des enfants n’est pas considérée comme un travail (je ne connais pourtant personne qui la considère comme un loisir).
Là où le bât blesse, c’est que je n’ai de solution à ma propre exploitation parentale que d’exploiter d’autres femmes, qui n’ont pas mes privilèges de classe.
Comment lutter contre le patriarcat quand le patriarcat finit par me procurer des avantages? Quand bien vite on comprend que c’est un meilleur calcul à moyen terme d’offrir à Monsieur une meilleure carrière pour que je puisse en échange m’offrir plus de liberté en payant l’emprisonnement d’autres femmes? Évidemment que le féminisme bourgeois, à base de femmes de ménage et de nounous, n’est pas du féminisme. Que le féminisme à l’intérieur d’un cadre de travail masculin ne peut pas en être, ou n’en est qu’à la marge.
Quelles solutions y a-t-il en attendant la révolution?
Une dissonance cognitive?
Le statu quo?
Une troisième auxiliaire de crèche?