L’ardoise
Batailles choisies #444
Une image qui m’aide à prendre de la hauteur quand je passe une mauvaise journée avec mes enfants, ou quand j’ai besoin de me pardonner mes erreurs de mère: l’ardoise. 🪧
La sonnerie stridente retentit. Mes élèves se sont carapatés comme s’ils étaient poursuivis par le Yéti. C’est la fin d’une journée de prof où je range dans mon cartable, mes copies, mes cours et mes doutes. Ça n’allait pas vraiment, ce cours avec mes 5e, là. L’idée était bien, mais il faudrait que j’inverse complètement l’approche. Et… oh, ma 6e, je n’en peux plus! Alors que c’est un niveau que j’adore! Les programmes, les cours que j’ai peaufinés ces dernières années, ce n’est pas parfait, non, mais ça s’approche de ce que je veux. Tout ce travail pour qu’ils fassent un bruit d’enfer et que je passe l’heure à faire de la discipline ou réclamer le silence, tout ça pour que je ne puisse pas les tenir, que je parle dans le vide, qu’ils ne m’écoutent pas…
Allez, demain, tu feras mieux…
Je passe récupérer les grands. Le chemin du retour se passe comme toujours. Comme d’habitude, je dis que je ne porterai pas tous les sacs mais Milieu chouine alors je cède et finis par faire baudet - mais seulement jusqu’à la grille, d’accord? Comme d’habitude, je leur dis de ne pas arracher les fraises de l’arbousier à l’entrée de la résidence mais ils le font quand même avant de les écraser consciencieusement sur le trottoir pour créer un beau chemin de taches rouges comme les petits poucets malotrus qu’ils sont.
Arrivés à la maison, la fin de journée se poursuit comme d’habitude. Comme toujours, je dis à Grand d’arrêter de taquiner son frère, ça le fait pleurer, il n’aime pas, mais arrête, enfin, arrête, sois gentil avec ton frère! Non, c’est lui qui jouais avec le camion, trouves-en un autre!
Entre la poire et le fromage, comme d’habitude, comme toujours, Milieu et Grand jouent brusquement et ne manquent pas de se chamailler.
- Les enfants, qu’est-ce que vous voulez comme dessert? Les enfants, qu’est-ce que vous voulez comme dessert? Les enfants, qu’est-ce que vous voulez comme dessert?
Trois fois de suite. Ils ne m’écoutent pas. Je crois qu’ils ne m’entendent même pas. Je n’ai passé qu’une heure en leur délicieuse compagnie et j’ai passé une heure à me battre contre des moulins à vent, à parler dans le vent, à me prendre des vents. Alors je leur crie dessus. Ils n’ont rien fait de plus ni de moins que comme d’habitude ou que comme toujours, mais je leur crie dessus que c’est pas possible de devoir répéter comme ça, perroquet, marre, où est le respect etc.
Je me sens tout de suite coupable, de me fâcher si fort, de ne pas trouver de meilleure sortie. C’est un peu la faute des enfants et ce n'est pas vraiment de leur faute. C’est celle de l’ardoise. L’ardoise? L’ardoise est la somme de tout ce qui m’a énervée, fatiguée, dans la journée que mes enfants ou mon mari paient alors qu’ils n’ont rien commandé, eux! Je suis arrivée à la maison avec l’impression de manquer d’autorité, de ne pas être écoutée par mes élèves. Alors mes enfants qui ne m’écoutent pas et m’écrasent me font disjoncter. C’est si difficile d’effacer son ardoise en rentrant chez soi! C’est humain… Allez, on passe l’éponge, et on reprend le cours de la soirée.
Quelques minutes après mon éclat de voix, à l’initiative de Grand, les garçons sont dans la cuisine à préparer gentiment une vinaigrette. Grand explique à Milieu dans quel ordre il faut mettre les ingrédients. Il les sort tous du placard d’en haut avec beaucoup de précaution. Tous deux la goûtent plusieurs fois pour être sûrs qu’elle est bonne comme d’habitude. Je les trouve si chous ainsi, sérieusement occupés à leur tâche.
- Les garçons, désolée de m’être fâchée, tout à l’heure. Je suis fatiguée, je n’ai pas passé une bonne journée. Dans une de mes classes, j’ai l’impression que personne ne m’écoute et j’arrive à la maison et personne ne m’écoute non plus. Donc, ça fait beaucoup, je me suis fâchée… pardon…
- D’accord, Maman. Tiens, goûte la vinaigrette. Elle est bonne?
Parfaite, les enfants. Elle pique juste ce qu’il faut.