Le travail émotionnel
Batailles choisies #250
Un autre travail invisible qu’on demande avant tout aux mères: le travail émotionnel, explication d’une notion-clé. 🙇🏼♀️
Batteries complètement à plat après une journée avec vos enfants?
Impression d’avoir tout donné? D’avoir le cœur à sec?
En tant que parent, que mère surtout, on accomplit sans cesse un travail épuisant, invisible et bien entendu gratuit, lié à la cohabitation avec les enfants: le travail émotionnel, notion développée par Arlie Hochschild dans Le prix des sentiments, un classique de sociologie que je lis pour la première fois.
Le travail émotionnel consiste à aller chercher en soi les ressources pour éprouver les émotions qu’on devrait éprouver, appelées “la règle des sentiments. Le cœur de son travail est l’utilisation managériale des émotions dans le cadre du travail, mais Hochschild évoque aussi la famille, ce à quoi je voudrais m’attacher.
Quelques exemples pris chez moi:
Faire une cinquième partie consécutive de Monopoly avec joie.
Jouer à chat-perché avec enthousiasme.
Dire “hum, c’est bon” pour faire avaler une purée de brocolis, avec une gourmandise sincère.
Chanter “Maman, les p’tits bateaux” comme si j’étais en concert au Stade de France.
Chuinter avec sérénité pour endormir un bébé hurlant.
Attention! Faire montre de sentiments qu’on n’éprouve pas n’est pas du travail émotionnel.
Pour les enfants, je ne parle donc pas des parties d’1-2-3-Soleil avec la voix, la posture et l’énergie du plus profond ennui et un faux sourire accroché aux lèvres.
Ça, quand on a la charge d’un enfant, on sait bien que ça ne marche pas: j’ai fait des centaines de fois l’expérience que jouer aux petites voitures en traînant des pieds et en soufflant de désespoir me retombe toujours dessus. Les enfants sentent que je ne suis pas réellement avec eux, ils se disputent aussi sec ou m’enquiquinent sciemment.
Non, si je veux survivre à une journée avec les enfants, d’autant plus en confinement, je dois puiser en moi la joie de jouer aux petites voitures, l’enthousiasme de faire de la balançoire, (super!) et le bonheur d’une délicieuse soupe d’épinards. Ainsi, je suis réellement avec eux, présente et en adéquation avec le moment: en fait, je me mets à hauteur des règles des sentiments des enfants, je les fais miennes.
Je dis “puiser” parce que j’aime l’image du puits: se trimbaler dans le froid un seau gelé (salut Cosette), l’installer sur le crochet, faire bouger la lourde manivelle alors qu’on sent les pierres glacées contre son corps, mettre en branle la manivelle dans le sens inverse pour faire remonter le seau lourd qu’on ramène chez soi en prenant garde à ne rien renverser, cette image me semble assez indicative du genre de travail, pénible, répétitif et essentiel, qu’on doit fournir si on veut arriver à l’heure du coucher.
Le travail émotionnel laisse à sec. Il est également invisible, ce qui rend difficilement supportables les remarques du genre “ah, tu es vraiment patiente, toi” ou ”vas-y toi, pour jouer aux petites voitures, moi ça m’ennuie beaucoup plus que toi”.
Je ne suis pas une passionnée de majorettes, pourtant. Je travaille à ce qu’en ressentant ce que je devrais éprouver, la même joie que mes enfants, on puisse vivre dans un équilibre à peu près harmonieux.
Quand je vois autour de moi les pères, les beaux-parents ou les connaissances qui ont le jugement facile, arriver sans une once de patience, se mettre à crier au moindre faux-pas, punir à la moindre bêtise, je me dis qu’il y a encore une fois quelque chose qui, en naturalisant la patience des femmes, déqualifie le travail de soin aux enfants, des professionnelles de la petite enfance autant que celui des mères.
Quand une mère lit avec un enthousiasme sincère pour la dixième fois d’affilée le même Tchoupi, on ne devrait pas se dire “quelle patience!” mais: “quel travail!”