Gênance
Batailles choisies #588
Arriver à l’heure où termine un anniversaire - ou le pet de l’esprit maternel. 💨
Ma tête de mère de famille nombreuse n’est qu’une salade d’horaires et d’obligations, des rouleaux de PQ pour la garderie, ce vendredi c’est costumé à la crèche, il faut acheter un cadeau pour l'anniversaire de M., ah mince, Grand n’a plus de bâtonnets de colle, j’en profiterai pour chercher le veston du costume pour le spectacle de Milieu… Bref, ma tête engloutit jusqu’à l'indigestion ces informations qui travaillent jour et nuit, sont brassées là quelques semaines, quelques jours ou quelques minutes, qui se retrouvent mélangées à la vie de famille et ses à faire de tous les jours, en emmener un chez le coiffeur, racheter des chaussures à l’autre, être à l’heure au foot ou à la musique.
Pour l’anniversaire de Fernando auquel est invité Milieu aujourd’hui, j’avais prévu un savant et savoureux mélange, une salade composée d’obligations et de bonnes occasions: ok, donc, je dépose Milieu à 16h à la maison du trampoline; pendant la fête, Grand et moi, on va chez le coiffeur; au retour on passe acheter quelques légumes, on aura peut-être le temps de prendre un café tous les deux? C’est tip top, ric rac, impec, nickel chrome: mon organisation par le menu est parfaite.
Pourtant, comme aujourd’hui, alors qu’il est 16h, que j’arrive tout sourire à l’anniversaire, que Milieu est tout excité, tellement heureux qu’il m’a demandé toute l’après-midi si on pouvait partir à l’anniversaire; alors que déposer mon fils à la maison du trampoline n’est que le premier item sur ma liste; alors que je m’étonne de croiser les amis de mon fils en sens inverse de notre direction, alors que je me rends lentement compte que, merde, je me suis plantée d’horaire, je suis arrivée à la fin de l’anniversaire; mon esprit maternel, souffrant d’une indigestion d’obligations et de mille salades de projets, lâche un gros raté - un gros pet d’organisation.
Ces trois prochains week-ends, mes aînés ont, à eux deux, quatre anniversaires. Les quatre anniversaires ont lieu dans des lieux dédiés aux célébrations, un peu tous les mêmes, à des heures un peu toutes les mêmes, avec des noms de camarades un peu tous les mêmes. Est-ce Alonso qui fête son anniversaire à la maison du trampoline rue Alba nº3 samedi 15 à 16 heures? Ou bien Fernando aux jeux et trampolines rue Alba nº 2 dimanche 16 à 13h30? À moins que ce ne soit Benjamin le dimanche 23 à 16h30, rue Alba nº1, au Lasergame? Et, Martin, c’est aussi à la maison du trampoline, ou celles des jeux et du trampoline, c’est le dimanche 23 ou le samedi 22? Attends, attends, il y en a un qui commençait plus tard que les autres, à 17h, attends. À chaque jour suffit sa peine. Fernando fête son anniversaire à la maison du trampoline rue Alba nº3 ce samedi à 16 heures, et c’est tout ce qui compte.
Je prends anniv après anniv.
Dommage, parce que celui-là, il aurait fallu le prendre avant.
Enfants et parents s’en vont quand on entre dans la salle de jeux. Décomposée, mortifiée, je vais droit vers la maman et m’excuse platement. Pardon, mille pardon vraiment, je me suis trompée d’horaire! La mère de Fernando me lance un ne t’en fais pas, ça arrive, d’une bienveillance pointue qui sonne faux, sans doute parce qu’elle a pris la peine de renvoyer hier l’invitation, que je n’ai pas regardée, certaine de ma mémoire; sans doute davantage parce que Fernando est en pleine crise de fin en fête, en plein down et qu’elle ne sait plus quoi faire pour qu’il arrête de hurler à la mort; sans doute aussi parce que sa cadette, qui a deux ans, l’accapare de ses demandes; sans doute encore parce que j’arrive, moi et ma politesse gênée, comme un cheveu sur la soupe. Alors, par courtoisie, un peu sèchement, elle dit: c’est surtout dommage pour Milieu! Qu’il prenne une part de gâteau, au moins…
Milieu ne comprend pas bien pourquoi son copain pleure, il essaie de donner son cadeau à Fernando, inatteignable dans son chagrin, et finit par poser le paquet sur une table.
Mon fils ne comprend pas bien non plus pourquoi il n’y a plus aucun de ses camarades mais il s’assoit à une table jonchée de miettes et de gobelets de plastique et mange tout seul sa part de gâteau d’anniversaire.
Autour de lui, des employés du lieu passent le balai.
Les parents de l’anniversairé commencent à remballer. Comme je me sens très mal, je propose maladroitement mon aide pour ranger, mets deux trois choses dans des cartons, et, comprenant que notre présence fait plus de mal que de bien, dis à Milieu, bon, ben, on doit y aller.
Milieu ne comprend toujours pas bien ce qu’il lui arrive. Je lui explique, je m’excuse, je lui dis que je vais me faire pardonner, je l’intègre à nos plans de coiffeur qui sont nettement moins bien que ceux de sauter sur des trampolines toute l’après-midi, je fais un signe aux parents de Fernando, et laisse dans la fumée du pot d’échappement une intense gênance qui pue.