Sales têtes
Batailles choisies #434
Au coiffeur? Chez le coiffeur? Et si les coupes toutes neuves de mes garçons nous parlaient de linguistique? 💇♂️
Grand s’est ébouriffé les cheveux en y frottant ses mains. Sur son front retombent des cheveux de façon inégale, certains longs d’autres courts, comme si on avait utilisé des ciseaux à lames en zig-zag. Une touffe de cheveux en haut du crâne dépasse du reste de la masse, lui donnant cet air à la mode des footballeurs internationaux - en version quatrième division. Bon, cette coupe toute récente n’est vraiment pas terrible. Celle de Milieu est-elle mieux? Entre ses deux vertex, les cheveux ont séché et se sont dressés, les mèches relevées ça et là sans ordre. Sur les tempes, ce qui devrait être une courbe nette ressemble davantage à une dangereuse ligne de crête. Le “V” clair de la nuque est devenu, sous la machine de la coiffeuse, un incertain “W”. Quant à Dernier, qui a eu sa première coupe de cheveux, ses mèches aux reflets roux sont plutôt jolies mais uniquement si l’on passe la main dans les cheveux vers la gauche. Dès qu’elles partent à droite, elles sont inégales et toutes déséquilibrées.
Qu’est-ce qu’elles coupent mal les cheveux, ces coiffeuses! Mais pourquoi je continue à y emmener les garçons?
Pourquoi?
Mais parce qu’ici, c’est l’automne. Ce sont les vacances scolaires. Mes journées se passent en recherche de choses à faire avec mes enfants. En les emmenant chez le coiffeur, je vais pouvoir caler une activité avec les trois garçons, nous occuper un petit bout de fin d’après-midi. Pourquoi ce salon de coiffure pour enfants dans la galerie marchande du supermarché du coin, alors, si les coiffeuses ne savent pas couper les cheveux, ni cette fois, ni les dix précédentes? Parce que les deux dames donnent à mes garçons la meilleure des récompenses, la plus bonne des meilleures délicieuses: une sucette au chewing-gum pleine de produits chimiques. Évidemment que mes tentatives pour que les enfants aillent ailleurs n’ont jamais fonctionné! Une sucette vaut bien d’aller au pire coiffeur, non?
Au pire coiffeur? Ou chez le pire coiffeur?
Ça me fait penser à cet excellent livre, Le français est à nous de Maria Candea et Laélia Véron, dans lequel j’ai appris qu’il y a de solides arguments pour préférer au grammaticalement correct “chez le coiffeur” le “au coiffeur” qui terrifie les oreilles académiciennes. Je cite (page 57):
Le mot “chez” est une préposition qui vient du latin casa, “maison”. Autrement dit, on a utilisé ce mot pour parler d’un lieu qui sert de domicile. On dit “on est bien chez soi”, pour parler de l’endroit où on habite. On dit “aller chez mamie, chez le voisin, chez Alex, chez vous”, tout simplement parce qu’il s’agit du domicile de quelqu’un. Pour la même raison, on a dit dans le temps “aller chez le boucher, chez la couturière, chez le barbier, chez la gantière, chez le docteur”, tout simplement parce que les personnes exerçant des professions libérales habitaient sur leur lieu de travail. Le boucher habitait à côté ou derrière sa boucherie, la couturière habitait à l’arrière de sa boutique et le médecin à côté de son cabinet, ou dans son cabinet. [...]
Or, les coiffeurs n’habitent plus dans leurs salons de coiffure; quand on va chez le coiffeur, on ne va plus au logis de quelqu’un. Il en est de même pour pratiquement tous les corps de métiers qui accueillent du public. C’est donc de manière tout à fait logique que la langue a suivi; on a petit à petit cessé de dire ”chez le coiffeur”, on a commencé à parler de salon de coiffure, de clinique, de centre commercial, et on a associé à tout ça la préposition “à”, pour indiquer le but du déplacement.
Fascinant, non? L’histoire de la langue est toujours tellement intéressante! Elle met en perspective les règles de grammaire qu’on a apprises depuis toujours et nous encourage à une approche critique de nos usages linguistiques.
Où en étais-je? Ah oui, au coiffeur avec mes fils. Toujours est-il que, lorsque mes enfants auront besoin d’aller chez le coiffeur, ou au coiffeur donc, il faut absolument en trouver un autre.
