MAISON-SIMON
Batailles choisies #470
L’appartement de mes parents: lieu d’inspiration pour une description littéraire, ou déclencheur d’une syncope? Âmes sensibles au bordel, s’abstenir. 🤿
Un morceau de bravoure, c’est, pour un écrivain, une pièce montée, une description si détaillée qu’elle est à la fois d’un réalisme familier et d’une certaine étrangeté. Les mots, précis, recherchés, rares, y sont posés comme de beaux objets. Pendant mes études de lettres, j’avais étudié en ce sens cet extrait connu sous le nom de “la pension Vauquer” de Balzac, où il est question d’une “table ronde à dessus de marbre Sainte-Anne”, de “baromètre à capucin”, d’un “cartel en étain incrusté de cuivre”, objets, meubles, bâtiment, jardin, odeur, couleur, décrits avec foisons de détails où l’on se perd, mais qui donnent aussi l’ambiance de la “MAISON-VAUQUER”. Pourquoi je raconte ça, déjà?
Ah oui, parce qu’un livre de Balzac est coincé entre une casserole et un pot de crème pour le corps et que ça m’y a fait penser. Dans quelle genre de maison suis-je, pour qu’un pot de crème hydratante soit à la fois un serre-livre et un repose-plat, demandez-vous? Mais chez mes parents, pension temporaire pour nos vacances, que personne n’appelle mais que tout le monde devrait appeler la “MAISON-SIMON”.
Dans cette ancienne suite d’un hôtel réaménagée en appartement de fonction, dans ce qui sert de salon ou de pièce à vivre, on a mis ce qui était utile au quotidien, la vaisselle courante, des livres qu’on ne lit pas, les papiers de banque et des bibelots, souvenirs sentimentaux d’une vie à voyager. Un roman de Balzac qui devait m’appartenir est coincé entre une casserole et un pot de crème pour le corps sur une étagère d’une massive bibliothèque noire Ikea redéfinie en vaisselier et récupérée on ne sait où. Sur les étagères du haut, de beaux livres de magie à la tranche épaisse et aux titres de pleins et déliés dorés, brillants pour l’imagination, comme “Fantastique” ou “Merveille”, sont entassés entre un colis en carton et de fragiles décorations ramenées du Chili, un bibelot de Loica, un couple de danseurs de cueca en paille tressée et un pot à crayons de couleur pour les petits-enfants. Des saladiers de toutes formes et aux motifs variés, un rond à motif de tomates, un carré en grès, un ou deux pyrex et, sur le côté, des DVDs pour utiliser tout l’espace, attendent l’amateur de salades ou de vieux films. Le pied d’un mixeur plongeant dépasse d’un tas de jeux de cartes que Papi garde toujours à portée de main. Sur les étagères du bas, ont été placées les bouteilles d’eau en plastique, les bouteilles d’huile en verre et une caissette grise contenant des enveloppes et des boîtes d'œufs à recycler. Une table pliable, généralement utilisée pour les séminaires, est collée à la grosse bibliothèque noire. Sur le dessus, un four encastrable qui n’est pas encastré sert de guéridon pour un bouquet de fleurs séchées dans un vase drômois, un cadre photo, une petite sculpture en acier représentant une moto, des verres à eau et un ventilateur. Tout à côté du four, une superbe plante en pot déploie ses feuilles qui tombent au milieu d’aiguilles à tricoter. Au mur du salon, des photos en noir et blanc de ma sœur photographe, des dessins et caricatures de dessinateurs que mon père affectionne, des tableaux de ma tante, sur la hauteur, jusqu’au plafond, tous encadrés d’un sobre aluminium noir. L’ensemble des meubles est de récupération des hôtels alentour où mes parents ont travaillé: un canapé et un profond fauteuil en cuir crème élimé, une table basse en bois sculptée, une table de cafétéria pour deux personnes et des fauteuils rouges à pois jaunes. Au bout du couloir, après avoir passé la salle de bains réaménagée très vite fait en cuisine grâce à deux plaques électriques posées sur le lave-linge et en ignorant la baignoire dans laquelle on met le linge sale et des produits de nettoyage, après avoir passé la chambre parentale relativement sobre dans le rangement (les choses sont à une place logique, sauf une haute bibliothèque où s’entassent des tours de magie, des cordes, des cartes, des dés), après avoir passé un coude du couloir où une étagère à chaussures slashe en rangement de croquettes pour chien, on arrive au clou du spectacle: dans la chambre d’amis dont on a retiré les lits depuis plusieurs années, une vaste bibliothèque noire est devenue un dressing. Les draps, les costumes sous le plastique du pressing, les écharpes, les t-shirts qu’on n’utilise plus, débordent de la penderie. Des faitouts en fonte trônent sur une autre table de séminaire, à côté d’un cuit-vapeur flambant neuf et d’un fer à repasser ayant connu de meilleurs jours. Dans des boîtes à chaussures de randonnée parfaitement alignées, il faut leur reconnaître ça, sont rangées des paires de chaussettes, des écharpes et de la tapenade de Nyons, la meilleure! L’imposante et affreuse commode collée contre le deuxième mur, mélange de style Louis XV et d’armoire normande, offre aux regards et aux aventuriers qui veulent y trouver quelque chose des magazines, des bocaux de sauce tomate, des puzzles de collection, un ou deux bilboquets, des albums photos et un petit panier tressé rempli d'échalotes.
Je ne suis pas certaine que l’appartement qu’occupent mes parents plairait beaucoup à Balzac, ni à toute personne aimant la logique, à vrai dire. Mes parents ont gardé de leur vie à voyager un esprit nomade et l’impression qu’ils ne seront là où ils sont que pour quelques mois, même si cela fait 15 ans qu’ils occupent cet appartement. Trouver quelque chose dans ce rangement cabalistique relève du sport de combat. Mari y a, un jour, cherché les assiettes courantes, sans succès. Il s’est rabattu sur des assiettes en carton qu’il avait trouvé à côté du cirage. Mes parents ont répondu avec naturel: “les assiettes? Elles sont dans le meuble télé”. Un jour, j’avais besoin de trouver un paquet de pâtes mais j’ai dû abandonner au bout de 20 minutes de recherches infructueuses dans tous les lieux logiques où il me semblait qu’on pouvait ranger des pâtes. “Les pâtes? Elles sont derrière la machine à raclette, dans la commode avec les joggings”.
Je ne suis pas certaine, donc, que Balzac se dirait que la MAISON-SIMON est digne d’un morceau de bravoure. Mais ce qui est certain, c’est qu’elle m’amuse et me plaît, cette drôle de pension, qu’elle est un peu étrangère et familière, et, surtout, qu’il faut être bien brave pour y chercher quelque chose.