Surprise

 

Batailles choisies #469

En pleine crise de panique, mon aîné me donne une leçon douce-amère sur l'autonomie - avec une surprise au bout d’un chemin cabossé.  💊


 

Grand doit prendre un médicament. Il a mal aux dents. Il se plaint depuis une demi-heure et je viens seulement de le récupérer de ses Papi et Mamie, embêtés et bras ballants, ne sachant comment l’aider. Il a depuis de trop longues minutes quitté le train du métro du simple bobo pour sauter dans les montagnes russes de la panique: il pleure à chaudes larmes, ne parvient pas à se calmer, hyperventile, peine à parler. 

Mari et moi connaissons bien cette particularité de Grand, qui s’appelle, en langage scientifique, “être une poule mouillée”. Non, je plaisante. C’est plutôt un poussin détrempé, mon Grand: cette fois où il a fallu lui enlever un sparadrap, cette fois où il a été piqué par une guêpe, cette fois où on a dû, avec une pince à épiler, lui enlever un petit jouet qu’il s’était coincé dans la narine et que ses cris de panique avaient retenti dans la maison comme ceux d’un cochon à l’abattoir. Ses crises de panique insupportent son père et je suis toujours préposée à la résolution des gros bobos et des immenses paniques - je suis patiente et suis également une poule mouillée, ce qui fait que je ne le juge pas trop fort. Une fois, quand il a fallu lui faire subir une prise de sang, il nous a agréablement surpris et n’a pas pleuré malgré la douleur. Mais c’était cette unique fois. Toutes les autres, c’est l’échafaud.  

Bon, Grand, tu es d’accord pour prendre un médicament: regarde, c’est un sirop.

C’est bon?

J’en doute, mais c’est un sirop pour enfants, donc ça doit quand même être sucré.

D’accord, bégaie-t-il au milieu de ses larmes, j’ai vraiment mal.

Très bien. Ça va aller rapidement mieux. Regarde, c’est un sirop qu’on ne trouve qu’en France, avec une seringue qui est graduée en fonction des kilos, c’est pratique. Donc, tu vas devoir prendre toute une seringue et ensuite il faudra en prendre la moitié d’une en plus. Allez, tu peux y arriver.

Grand commence par avaler à petites gorgées la première seringue. Il grimace un peu, mais accepte qu’on passe à la deuxième dose. Allez, deuxième et dernière. Une gorgée, une deuxième, il ne reste plus que 3 ML et là: blocage. 

- Non, je ne veux pas finir.

- Mais regarde, il ne te reste que ça! Tu as presque tout pris!

- Non, je ne veux pas finir! C’est pas bon!

- Sûrement, oui, que ce n’est pas bon! Les médicaments, c’est rarement bon, tu sais.

- Non, jamais, je vais jamais finir. Jamais.

Quelles sont les étapes du deuil, déjà?

Le choc, le déni, la colère, la tristesse, la résignation, l’acceptation et la reconstruction. Les étapes de l’acceptation qu’il faut prendre un médicament y ressemblent pour mon aîné.

- Non, je ne vais pas prendre ce qu’il reste du médicament!

- Je ne vais jamais prendre de médicament!

- Je ne vais jamais prendre aucun médicament plus jamais!

- Je vais le jeter à la poubelle!

- Je ne vais plus vivre avec vous!

- Je vais être malade toute ma vie!

Face à ces réactions outrées, je suis hésitante. J’ai souvent eu l’impression que Grand cherchait à se confronter à moi, en disant les pires horreurs auxquelles il peut penser, du haut de ses six ans et demi, en me tirant la langue, j’ai eu souvent l’impression qu’il attend, qu’il exige, une réaction de ma part. D’un autre côté, je me dis que c’est à lui de réussir à dépasser sa peur, son dégoût, sa panique, que je ne peux pas prendre en charge cette responsabilité. Comme souvent, et sans doute de plus en plus souvent avec mon fils, j’ai peur que prendre mes responsabilités ne le coupe de sa capacité à prendre les siennes. Dans ma tête, pendant les minutes qui suivent, je me demande constamment si je ne dois pas me fâcher pour de bon, crier, le forcer à prendre la dernière gorgée. Pourtant, je fuis le conflit, je refuse de prendre les armes alors que Grand me tire dessus à balles verbales, je prends de la hauteur : “écoute, je ne vais pas te forcer, sache juste que c’est la dose pour ton poids, donc ça ne va pas bien marcher si tu ne prends pas toute la dose, d’accord, comme tu veux, je te le dis, tu ne vas pas prendre ce qu’il reste, alors?” Je tente juste de lui proposer une surprise (un bonbon auquel il n’a jamais droit d’habitude) pour l’inciter à dépasser son refus, sans succès - et même pire: “je ne veux pas de surprise, je ne veux aucune surprise, je ne veux jamais aucune surprise, je vais jeter ta surprise à la poubelle.”

Grand est emmuré dans sa colère et dans sa panique. Il enchaîne les crises de larmes et les menaces jusqu’à ce que je lui dise: “ben écoute, je ne vais pas garder le médicament dans la seringue. Je le remets dans la salle de bains. Tu as fait ton choix, mon grand.” Je ne veux pas lui offrir de résistance. Honnêtement, je ne sais pas si c’est la bonne décision, si c’est comme ça qu’on apprend l’autonomie aux enfants. Mais honnêtement aussi, j’en ai juste assez, parfois, de porter les émotions de mes enfants. Je travaille un peu à l’ordinateur pendant que la boule de nerfs et de colère tapie derrière un fauteuil abandonne l’idée de me faire bouger. D’un coin de l'œil et d’un bout d’oreille, je le surveille, je prends en note ses réactions, je laisse glisser, je laisse couler, avec un sentiment doux-amer de m’égarer et d’être sur la bonne route en même temps.  

Grand se lève et se rend à pas de loup dans la salle de bains. Il ferme discrètement la porte. J’entends le cliquetis plastique du bouchon de sécurité du paracétamol qu’on tourne et retourne. Puis un silence. 

Grand ressort et me dit simplement:

- J’ai pris le médicament qu’il restait.

- C’est vrai! Ben, je suis drôlement étonnée, mon grand! Bravo!

D’un geste, il coupe court à mes félicitations et demande:

- Et ma surprise?

Il y a donc une huitième étape: la bonne surprise.


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