Batailles choisies #568
Quand un proverbe célèbre s’invite à la table du dîner. 🔫
Le dîner s’ouvre dans une atmosphère tendue.
Il a plu aujourd’hui et nous avons ramené du dehors des bottes crottées, des pantalons mouillés et des disputes annoncées. Grand, surtout, a fait la bêtise de casser un arbuste dont Mari prend grand soin, pile au moment où ledit Mari, finissant sa journée de travail, a passé la tête par la porte et nous a appelés pour manger.
C’est donc un dîner à l’ambiance tendue.
Mari a le visage fermé et la bouche pincée. Il a déjà remonté les bretelles de Grand à cause de l’arbuste décapité, mais il a encore besoin de vider ses vannes, de laisser sortir toute sa frustration contre ces enfants qui ne prennent pas soin de nos affaires. Aïe, on va se faire mouiller… me dis-je en attendant l’orage. Mari rumine quelques secondes supplémentaires avant de nous arroser de reproches. Les “je travaille dur”, les “vous croyez que l’argent me tombe tout cuit dans les mains”, les “vous faites attention à rien”, “ce matin déjà, Grand, je t’ai dit de faire attention à mes plantes, et rien, vous n’écoutez rien!”. Les critiques méritées commencent par Grand, passant rapidement à Milieu et Dernier, mouillent à la ronde les trois enfants que nous avons ensemble, ces trois enfants qui détruisent son beau travail domestique et ses beaux rêves de maison de catalogue avec nonchalance.
- Et le matin, vous partez à l’école, et qui est-ce qui fait les lits, hein, je passe mon temps à ranger, à nettoyer, hein, hein, vous ne vous rendez pas compte, vraiment!
Tous les enfants en prennent pour leur grade, tous les enfants se font asperger. Sauf qu’en aspergeant les enfants, je sens bien que c’est moi aussi que Mari cherche à asperger, moi qu’il cherche à mouiller.
Un sujet de disputes récurrentes dans mon couple, c’est que Mari trouve qu’il fait tout chez nous, que lui seul prend soin de nos affaires, de nos meubles, de notre maison, que son travail n’est pas respecté par les enfants, et que je ne me foule pas non plus pour l’aider. Je suis effectivement plus relax sur l’état de nos possessions et préfère vivre cinq ans avec des meubles moches le temps que les enfants grandissent que de me donner le travail (du latin tripalium, souffrance) d’empêcher les enfants de manger du chocolat à proximité d’un canapé tout neuf couleur ivoire. Bref, mettre de jolies plantes, ok, mais courir après les enfants pour qu’ils ne les dégomment pas, bof, même si je comprends bien son exaspération de voir ses belles plantes, qu’il a achetées, plantées, rempotées, arrosées, finir détruites par des marmots sans scrupule.
Les trois enfants et moi tentons de passer entre les gouttes en baissant la tête dans nos assiettes de nouilles. Grand pleure encore à chaudes larmes, dépité de sa bêtise, Milieu et Dernier se taisent, sachant bien qu’il vaut mieux pour eux qu’on les oublie un peu.
- Tu sais combien ça coûte, en pesos, l’arbre que tu as cassé? s’écrit Mari. Deux billets oranges! Ça te ferait plaisir que je prenne les deux billets orange que tu as et que je les jette à la poubelle, hein?
Le savon de Mari commence à être un peu long au goût de Milieu qui, à presque cinq, ans ne tient pas rigueur aux grands et préfèrerait changer de sujet de conversation. Comme il ne sait pas qu’il n’est pas de bon ton de passer à autre chose alors que l’adulte n’a pas fini sa gronderie, il lance simplement et fièrement au milieu de la soupe à la grimace:
- Moi, j’ai six billets verts!
Pris de court par cette sortie hors de propos, Mari retient un sourire, même si déjà, son sérieux craquèle. Tout de même, il tient bon. Après tout, Grand commence à comprendre la valeur de l’argent, la valeur du temps. C’est une importante leçon de vie qu’il donne à notre fils. Pour tenter une dernière fois d’enfoncer le clou, alors que les sourires nous gagnent déjà, Mari assène à Milieu:
- Je n’ai pas fini de parler. Et tu manges le dîner, toi d’abord. Tu m’as promis que tu mangerais tout à l’heure.
- Non, c’est pas vrai.
- Si! Je t’ai donné un biscuit, ok, mais je t’ai fait promettre que tu mangerais au dîner.
- Euh, non… ajoute Milieu plus doucement.
- Si enfin, si, ne discute pas!
- Ah, alors, ajoute Milieu après une petite pause, alors dans ce cas, je n’ai pas entendu.
Mon petit Milieu est un petit malin, un petit astucieux, qui a toujours mal au ventre quand il faut manger des épinards mais se sent mieux quand on sort le dessert, qui ment avec son intelligence de futé et son innocence d’enfant mignon. Puisque sa première excuse n’a pas marché, bon ben, dans ce cas, il tente une deuxième: dans ce cas, je n’ai pas entendu. Mari se prend la tête dans les mains et pouffe de rire, puis nous tombons tous un par un, finissant par rire aux éclats.
Grand a séché ses larmes, Dernier a retrouvé son beau babillage, Milieu nous éclabousse de son rire en cascade et tous les cinq sommes, de joie, arrosés.