Batailles choisies #457
Avoir des enfants, c’est être pris dans une toile d’obligations, d’impondérables et d’impossibilités - toutes ces choses qui font qu’à la question “tu serais dispo pour un café?”, je réponds en sueurs froides. 😰
Un camarade de thèse de mon mari est de passage en Amérique du Sud. Comme tous les vadrouilleurs, il a pris quelques semaines pour “faire” plusieurs pays, Bolivie, Argentine, Pérou s’il a le temps, Uruguay et Chili. C’était un garçon que je trouvais sympathique, dans le style thésard scientifique, plein de certitudes et ouvert à la fois, curieux et à l’ouest. Il nous propose de nous retrouver pour un resto rapide dans le centre de Santiago, où il est logé.
Oui, un resto.
Oui, rapide.
Oui, dans le centre.
Oui, “avec tes enfants, ça me fera super plaisir de les connaître”.
Oui, un resto rapide en plein centre-ville en plein hiver avec nos trois enfants en bas-âge.
Finalement, il n’était pas si sympathique, ce camarade.
La perspective de la galère qu’il propose me fait prendre un manège que je connais bien, avec ses montées dans les récriminations contre les gens qui n’ont pas de gosses et ne savent clairement pas ce qui est humainement faisable pour des parents avec des petits humains, et des bas de culpabilité où je me dis que je suis complètement bloquée dans ma vie et que je n’arrive pas à sortir de la période galère des enfants petits. Eh ben on a beau être docteur, on ne comprend pas ce qu’est un bébé, hein. En même temps, c’est peut-être de ma faute, je m’emprisonne dans des horaires de sieste, dans des impondérables de goûters, dans des obligations qui me font refuser toute sortie, toute opportunité qui me ferait sortir de l’ordinaire… faut pas t’étonner après, si tu trouves que tu ne fais jamais rien.
Je passe la matinée à valser de l’un à l’autre des extrêmes, à me demander comment je vais faire, quelle est la meilleure heure pour partir, rentrer, manger, dormir, à chercher des choses pour occuper mes enfants dans le centre quitte à contorsionner nos emplois du temps. Et puis, au milieu de ces remous, finit par se figer une image, une scène, que j’imagine nettement - ou plutôt, revis: je me vois, dans un boui-boui trop éclairé, courir après mes enfants pour laisser à mon mari un temps de “comment vas-tu depuis tout ce temps” ; je vois Grand manger salement avec les doigts son assiette de frites en nous interrompant constamment pour savoir quand arrive le dessert ; je vois mon mari prendre le relai avec Dernier qui grimpe sur toutes les chaises inoccupées qu’il trouve pour que je puisse avaler le contenu de mon assiette en vitesse ; je vois Milieu dédaigner ce qu’il a commandé et zyeuter l’assiette du camarade ; je me vois ramasser les serviettes de table qu’a jetées Dernier qui s’amuse décidément follement mais s’ennuie déjà ; je m’entends essayer de faire la conversation en me justifiant du désordre pardon, ce n’est pas facile avec trois enfants dans ce genre d’endroits, le tout en me sentant terriblement jugée alors qu’on m’a mise dans une situation frelaté ou, surprise surprise, on frelate.
À midi, mon mari et moi recevons un message du camarade sympathique (ça dépend du point de vue, donc) disant qu’il va voir pour l’horaire, qu’il n’est pas encore sûr pour le resto, quelque chose qui se veut ouvert mais que je suis assez vieille pour lire pour ce que c’est: l’indication d’une porte qui se ferme. Je me mets un peu à sa place, alors, en sortant la tête du fond de mon gouffre familial, et me dis: en même temps, est-ce lui qui s’est imposé cette obligation? Qui se sent obligé de voir son ami et sa famille, parce qu’il a publié sur Facebook qu’il partait bourlinguer au Chili, parce qu’il a demandé à mon mari trois recommandations de choses à voir dans la capitale et qu’il se sent redevable? Qui n’a aucune envie de planifier quoi que ce soit, ni de se bloquer alors qu’il n’est que de passage avant son départ pour l’Uruguay? Tout le maelstrom que la simple question “on se retrouve à quelle heure” avait créé se calme: on est tous dans un réseau d’obligations et on peut comprendre aussi son côté: nous n’étions pas amis, après tout.
Ce quasi, ce raté, me soulage autant qu’il me laisse en bouche un goût amer. Quoi? Mes magnifiques enfants, adorables, attachants et bien élevés (ça dépend du point de vue) sont les obligations pénibles d’autres personnes? Qui ne voudrait pas rater une visite de musée pour s’extasier sur mes têtes blondes?
Le couperet tombe sous forme de message: finalement, le camarade a dû changer son vol et partira tôt. Il ne peut pas nous voir, vraiment, c’est dommage!
Allez, va, Brutus, va vadrouiller, tu ne sais pas ce que tu perds. De toute façon, je reviens à ma petite vie, pas de temps à perdre, il faut que je vois comment organiser le week-end, sinon, on va devenir fous, c’est obligé.