Le trouillomètre
 

Batailles choisies #659

Avec 30 ans d’écart, Milieu et moi-même partageons une émotion originelle: la frousse terrible devant un film (et aussi la confiance cabocharde que non, on n’aura pas peur devant ledit film). 😨


*À la fin des années 80, dans un club de vacances*



Le souvenir que je vais raconter est flou et net, tronqué et fluide. Il est celui de la petite fille que j’étais, dans ce club de vacances à la neige où nous étions avec ma famille. 

C’était une soirée - quoiqu’il n’était en réalité peut-être que 17h30.

C’était dans une grande salle aux murs de panneaux de bois - ou peut-être qu’elle n’était en réalité qu’un petit placard à balai où on mettait les enfants du mini-club.

Dans cette pièce et celle d’à côté, il y avait une immense télé - enfin, c’était les années 90, donc c’était un immense cube qui prenait la moitié de la salle.

Il y avait beaucoup d’enfants, dans les deux - ou peut-être deux groupes réduits, séparés en petits, et en grands.


- Les grands vont regarder un film de grands, là-bas, et les petits vont rester ici! Et toi, ma petite Héloïse, tu veux aller où?


Je veux aller avec les grands. Avec les grands, il y a mon frère aîné qui, je crois me souvenir, je me rappelle, ou j’invente à partir de souvenirs ultérieurs, est avec des copains à lui et n’arrête pas de me taquiner et de me dire que je suis petite.

Donc je vais aller avec les grands, regarder un film de grand, et je vais laisser ma petite sœur qui ne doit pas avoir plus de trois ou quatre ans, regarder Cendrillon, Bambi ou je ne sais pas quel film de bébé.


Dans la salle des grands, les lumières sont éteintes. Je ne connais aucun enfant autour de moi. Une musique pleine de suspens et d’angoisse résonne et mes yeux d’enfants sont absorbés par ce film, dont les couleurs sont quand même bien sombres, bien inquiétantes. Et soudain. 

Soudain.

Quelque chose.

Quoi?

Aucune idée.

Quelque chose qui apparaît sur l’écran, en criant, avec un grand boum, des percussions ou bien des cuivres dramatiques.

Un homme? Un monstre? Un ours? Un alien?

Non, je n’en ai plus le souvenir.

J’ai uniquement le souvenir très net d’une peur originelle, d’une trouille immense, qui me secoue le corps, me tire un cri suraigu et me fait pleurer à chaudes larmes immédiatement. 


Une gentille animatrice me prend alors par la main et m’emmène, alors que les larmes continuent de me baigner les joues, dans la salle des petits.

Ma sœur me voit revenir et me souffle d’une petite voix guillerette, tout en continuant à regarder son film de bébé, et en tapotant la chaise en plastique:

- Viens, je t’ai gardé une place.



*35 ans plus tard, dans le salon d’une maison bourgeoise. Début d’après-midi*



- Maman, je veux regarder Jurassic Park. Maman, on peut regarder Jurassic Park? Je peux? Je peux? Maman? Je peux?

- Milieu, je crois que c’est un film qui fait peur.

- Non, je n’ai pas peur. Je veux regarder Jurassic Park.

- Mais choupi, dans mon souvenir, il y a des scènes vraiment effrayantes…

- Non, je veux. En plus, je l’ai déjà vu, chez A.

- Mais tu es sûr que c’est celui-là, honnêtement, je pense que tu t’en souviendrais…

- Oui, oui, j’ai pas peur. Je veux, je veux regarder.

- Attends, c’est déconseillé aux moins de 13 ans… tu viens d’avoir 6 ans et…

- Non, je veux.

- Bon écoute, je te propose de rester avec toi dans le salon. Je me mets à côté et puis si tu as peur, tu me dis, ok?

- Oui, oui, oui, crie Milieu tout content de regarder un film de grand.


Je n’ai pas dû voir ce film plus d’une fois dans ma vie parce que je n’en ai que de très vagues souvenirs. Il commence lentement, avec une longue introduction en technologie de pointe d’il y a trente ans et gros ordinateurs préhistoriques. Mon petit curieux de fils pose des questions intéressées, apprécie de voir les diplodocus, ne comprend pas qui est le méchant, ni pourquoi on donne une vache vivante à des vélociraptors, mais il arrive à tamiser son ennui d’un film clairement trop descriptif pour lui… jusqu’à ce qu’on arrive aux parties intéressantes.

- Maman, qu’est-ce qu’il se passe là? 

- Ben écoute, les scientifiques et les enfants sont coincés dans le parc et les mesures de sécurité ne marchent plus. Donc, je ne m’en souviens plus bien, mais je dirai que c’est le moment où le T-Rex va arriver…

Et il arrive, oui. Et il rugit, et il est énorme, et il fait noir dans le film, et les acteurs pleurent, crient et paniquent, et deux enfants manquent de se faire dévorer et hurlent terrorisés et un monsieur se fait happer tout cru.

Et ça arrive, oui.

- Maman, arrête le film. Maman, j’ai peur. Maman, Maman, j’ai peur. J’ai peur! 

Milieu s'est levé, saisi par une grosse trouille, et s’est enfui du salon parce que je mettais un peu de temps à trouver la télécommande pour arrêter.

Je l’écoute, un peu attendrie, un peu blasée de m’être laissée berner par un gosse têtu, monter quatre à quatre les marches jusqu’à l’étage, alors qu’il continue de me dire, comme pour l’évacuer de son système, Maman, j’ai peur, j’ai peur. Puis j’entends Dernier, qui regarde une vidéo sur Youtube, crier joyeusement à son frère:

Miyieu, Miyieu, viens voir avec moi, une vidéo avec des camions!

 

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La fin du Père Noël
 

Batailles choisies #658

Grand, j’ai quelque chose à te dire… c’est important… 🧑🏻‍🎄


Allez, c’est ce soir. 

Allez, il faut.

Il le faut. 

Il faut le dire. 

Il faut le lui dire.

Il faut lui dire, à Grand, que le Père Noël n’existe pas.

Il faut lui avouer que ce n’est qu’une fable, une invention de parents qui cherchent une excuse pour offrir de la joie et trop de merdouilles inutiles à leurs bambins en même temps que pour les obliger à finir leurs choux de Bruxelles. 

Il faut lui avouer qu’on ne trouve plus ça mignon, de croire encore à un bonhomme barbu qui vit au Pôle Nord, qui voyage par le monde grâce à un traîneau tiré par des rênes dont l’un a un nez rouge, qui s’arrête chez des millions de personne en une seule nuit, qui n’est pas gêné par les 37º qu’il fait au mois de décembre dans la région centrale du Chili alors qu’il porte un épais manteau, et qui entre par le petit conduit du poêle à bois de chez sa Grand-Mère.    

Il faut avouer, oui, qu’on ne se dit plus que c’est mignon mais qu’on trouve ça… préoccupant.


Parce qu’évidemment, on s’inquiète.

Grand est si adorable, si gentil, mais si protégé et si naïf.

Grand, qui n’a pas beaucoup de coolitude et qui a le L de looser écrit à l’encre invisible pour nous ses parents qui l’aimons, mais bien visible pour les enfants dans le vent, ne peut pas, non, en aucun cas, encore croire au Père Noël.

Il ne peut pas se retrouver face à ses petits camarades de CE2, se moquant de lui, le taquinant que quoi, tu crois encore, si il existe, mais non, t’es vraiment idiot ou quoi?

Et comment on fait pour être un tout petit peu plus cool, juste un peu, hein, pas obligé d’être le cool kid, mais au moins être grand, comme les autres?

Chaque année, à chaque Noël, je me suis dit que là, c’est le dernier où on croit au gros bonhomme rouge. Grand va comprendre tout seul. Et puis, non. Il est resté dans ce doux monde. 


 Avons-nous tort? Avons-nous raison d’empiéter sur sa jeunesse?

Je ne sais pas.

Mais à cause de nos inquiétudes de parents, à cause de cette douce naïveté de mon fils aîné, je ne vois aucune autre solution que d’avouer, de briser, de faire éclater la bulle et, peut-être, sécher des larmes. 


Les enfants doivent grandir, à la fraîche, à la dure ou à la force. Je m'assois à côté de lui, sur son lit, le soir. Ses frères dorment déjà. 

- Grand, j’ai quelque chose à te dire. 

- J’ai fait quelque chose de mal?

- Non, non. Je voulais savoir… ce que tu penses du Père Noël.

 - Euh… 

- Qu’est-ce que tu sais de lui?

- Ben, il vit au Pôle Nord, il apporte des cadeaux aux enfants et d’ailleurs, c’est bizarre parce que comment il a le temps…

- Chéri, tu penses vraiment qu’il existe?

- Euh… il existe pas?

- Non, mon Chéri.

- Mais comment? Alors qui l’a inventé?

- Ben, les parents.

- Quoi? Les parents? C’est les parents qui ont inventé le père Noël? Mais pourquoi?

- Ben, pour faire plaisir aux enfants, leur offrir des cadeaux, leur apporter la joie, souffler des paillettes sur leur vie.

Grand n’est pas déçu, ni triste. Il est plutôt pensif. Il me dit que son copain L. lui avait déjà dit mais qu’il ne l’avait pas cru. 

- Et il y a d’autres mensonges que disent les parents?

- Ben… pense à des personnages que tu trouves quand même un peu bizarres… Une qui t’apporte de l’argent…

- La p’tite souris? interroge-t-il d’une voix hésitante où perce une certaine déception. 

Un grand silence se fait. Grand est tranquille. La nuit est douce. Il vit une secousse minuscule que je lui donne pour lui éviter un séisme, sans savoir si c’est une erreur de ma part. Je trouve ce moment triste et beau à la fois. Nous vivons un moment de complicité, d’entente, que je chéris, que j’ai le temps, pour mon aîné, de prendre, pour l'accompagner dans un petit deuil de son enfance, étape, passage, moment d’avant, d’après. Grand se tait pendant de longues minutes, avant de reprendre, avec un air décidé plus qu’interrogateur:

- Et Milieu et Dernier?

- Ah, non, euh, ils y croient encore… Quand on est petit, ça apporte beaucoup de joie, c’est important qu’ils y croient encore. Tu me promets que tu ne leur diras pas la vérité?

- Et est-ce que, cette année, je pourrai aider Abuelita à faire le Père Noël, pour mes frères?


Par une nuit calme et douce, c’est le début d’un autre Père Noël, celui des petits frères, celui où Grand devient grand, un assistant, un petit elfe si gentil, si adorable, qui souffle des paillettes sur la vie des autres. 

 

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