Chère Nora
Batailles choisies #136
Pas le temps de lire tout de suite?
En deux mots:
À toi qui te demandes comment une mère peut dire qu’elle n’a pas signé pour passer autant de temps avec ses enfants.
Chère Nora,
On ne se connaît pas, mais j’ai eu envie de t’écrire, envie de participer respectueusement à la discussion lancée sur Twitter. Je suis toujours un peu à contre-temps, ayant besoin de plus de 280 caractères et d’un peu de temps pour réfléchir. Alors, tu me pardonneras de t’entraîner sur un autre terrain et d’écrire peut-être aussi à d’autres Nora que je ne connais pas.
Deux choses te dérangent d’après ton tweet et le témoignage que tu cites: tu ne comprends pas qu’une femme puisse (encore) choisir d’avoir des enfants, choix dont elle sait forcément qu’il l’entraînera vers une vie plus inégalitaire. Surtout, tu trouves “violent” qu’une mère puisse dire qu’elle n’a pas “signé” pour rester autant avec ses enfants.
Je vais commencer par là: parler de sa vie de mère en termes de contrat ou de pacte (ce qu’implique “signer”) peut sembler froid. “On s’était mis d’accord que je ne m’occuperai des enfants qu’un temps déterminé, et là, je m’en occupe trop, le contrat n’est pas respecté”. Mais où tu vois quelque chose de froid et de calculé dans cette notion de pacte ou de contrat pour lequel on n’a pas signé, moi, en tant que mère de deux enfants, j’y vois exactement le contraire. Le choix d’avoir des enfants se fait aussi en fonction des relais et du soutien qu’on sait pouvoir trouver dans la société, sa famille ou auprès de son conjoint. J’ai choisi d’avoir des enfants parce que je savais que je pourrais continuer à travailler, que je partagerai la tâche de les élever avec les services de la petite enfance, avec l’école, avec le père. Ce pacte est intime et public en même temps: on a choisi de travailler à mi-temps, d’arrêter de travailler, ou bien de récupérer son enfant de la crèche à 18 heures, des façons de vivre sa maternité qui sont toutes également valides. On est en général la meilleure mère qu’on peut être, qu’on voie ses enfants H24, à partir de 12, 16 ou 19 heures. Le patriarcat se loge, comme le diable, dans les détails de nos emplois du temps, dans le décompte des minutes passées avec les enfants. Rien d’étonnant donc à ce qu’on les compte et les conteste.
Le problème que vivent les mères au quotidien, poussé à l’extrême lors du confinement, c’est justement que le pacte n’est pas respecté. C’est justement qu’on avait signé pour un contrat (implicite) et qu’on se rend compte qu’il y avait des clauses écrites en Times New Roman police 6 qu’on n’a pas lues, des conditions frauduleuses, bref, qu’on se retrouve, un beau jour, complètement arnaquée:
- Mais bien sûr, Madame, vous serez soutenue dans votre choix de parentalité, vos enfants accompagnés par des professionnels, chacun pourra continuer à s’épanouir en existant indépendamment les uns des autres. - Ah, non, en fait, on n’a rien fait pour ça, finalement on va vous laisser dans votre mouise et puis on va vous demander d’avoir toujours le sourire parce que les enfants, c’est merveilleux, hein, vous trouvez pas?
Vouloir limiter le temps passé avec ses propres enfants n’est pas une preuve de manque d’amour pour eux. On a chacune un moment, un jour, un nombre d’heures au-dessus duquel, comme le dit le témoignage que tu cites, “ça fait trop d’enfants”.
Quant à l’idée que la notion de pacte, sous-entendue par l’idée de “signer” quelque chose, est violente pour les enfants, là, il faut faire très attention: que les mères doivent se retenir de penser ou de vivre un sentiment très fort, très dérangeant mais bien réel (celui que ça fait trop) au nom du bien de leurs enfants, au nom de ce qu’on appelle l’intérêt supérieur de l’enfant (entends aussi: l’intérêt inférieur des mères), est toujours utilisé pour faire taire leurs revendications légitimes. Quand on a des enfants, on se rend compte que cet intérêt supérieur est dégainé constamment, pour tous les choix liés à la parentalité: allaitement ou non, crèche ou non, temps partiel ou non, éducation genrée ou non et des centaines d’autres, du plus petit au plus grand. En quoi cela traumatiserait-il nos enfants de savoir que Maman a un seuil de tolérance, qu’au bout d’un moment elle a envie d’être seule, de ne pas voir ses enfants, d’avoir une vie à elle et donc de ne pas être toujours disponible, de n’avoir pas toujours le sourire, d’être une personne avec ses limites? Ou que ce serait une marque de mépris vis-à-vis des professionnelles de l’enfance (au travail dévalorisé, là-dessus on est bien d’accord), qui elles ont un temps de travail limite et rémunéré avec nos enfants?
Il faut lire Le regret d’être mère d’Orna Donath pour accepter une vérité toute simple: la relation mère-enfant est une relation interpersonnelle parmi d’autres. Elle est intense, complexe. Mais elle n’est pas forcément plus haute, plus belle que d’autres. On ne peut pas la mettre au-delà de toute autre expérience humaine. On a donc le droit de penser la relation parent-enfant comme un pacte, un échange (au moins en partie). C’est mieux pour tout le monde, mère, enfants, société.
Je ferai plus court sur le deuxième point: tu dis chercher à comprendre ce choix de vie de la parentalité. Se demander pourquoi les femmes ont encore des enfants alors qu’elles savent ou (plus honnêtement et peut-être avec moins de bienveillance) devraient savoir, c’est faire porter le poids (encore un) de la justification sur les mères. De là à “mais tu aurais dû le savoir, fallait pas faire d’enfants, maintenant c’est ton problème”, il y a un tout petit pas que peut-être toi, tu ne franchis pas, mais que d’autres se font le plaisir de franchir à longueur de vie.
Je te propose de poser la question autrement: parce que quand on ne comprend pas le choix de la maternité, finalement, la seule question qui t’aide, toi qui t’interroges ainsi que les mères avec qui tu discutes, la seule question bienveillante si on écoute la (forcément longue) réponse, c’est:
-Et toi, comment ça va, aujourd’hui?