Une mère dévouée? Bof...
Batailles choisies #152
En deux mots:
Faut-il confectionner le parfait costume d’Halloween ou jeter les dessins moches de ses enfants? Petit big-up aux mères qui ne se dévouent pas à leurs enfants, à partir de l’essai On ne naît pas soumise, on le devient de Manon Garcia.
J’ai lu On ne naît pas soumise, on le devient de Manon Garcia il y a quelques jours. J’ai beaucoup aimé cet essai, subtil, incisif. J’avais oublié qu’on est censé.e.s se reconnaître dans la philosophie, que c’est vivant, aux deux sens de plein d’êtres vivants et plein d’interrogations - et pas une discipline d’outre-tombe aux débats obscurs et théoriques.
Manon Garcia n’a pas écrit un essai sur la maternité mais à chaque chapitre, je me suis dit que ses idées et analyses sur la spécificité de la soumission féminine permettaient aussi de comprendre cette forme particulière de soumission qu’est la maternité, l'assujettissement à la vie de famille, ce que Mona Chollet appelle “l’hypnose” du bonheur familial dans Chez soi.
Une idée m’a marquée: la femme qui accepte la soumission à un mari, à ses enfants, trouve moyen d’inverser la dynamique de pouvoir. Ce passage l’explique ainsi:
“Par sa soumission, la femme se décharge sur l’homme du poids de trouver un sens à sa vie et elle s’arroge sur lui un pouvoir presque aussi grand que celui que l’homme a sur elle: celui de devoir être à la hauteur de l’immensité du sacrifice qui lui est offert.”
Effectivement, sacrifier sa vie aux autres, c’est avoir le pouvoir de faire payer ce sacrifice.
Du côté de la maternité, de la vie de famille, je pense à toutes ces femmes qui sont restées dans un mariage sans amour, malheureux, ou pire, pour le bien de leurs enfants. Qui ont arrêté leur carrière, les loisirs qui les rendaient heureuses, pour se consacrer à leurs enfants. Aux femmes qui ne savent pas quoi faire quand leurs enfants ne sont pas là, parce qu’elles n’ont plus rien gardé pour elles, elles se sont dévouées à leur éducation.
Je pense à ma belle-mère, 20 ans de mariage sans amour, se retrouver séparée à la quarantaine sans rien, à la retraite avec presque rien. Cette vie-là, elle la fait forcément payer par ses enfants: elle exige d’eux qu’ils réussissent là où elle n’a pas pu réussir, qu’ils s’occupent d’elle comme elle s’est occupée d’eux, qu’ils partagent les rêves qu’elle a dû sacrifier.
Je ne jette pas la pierre à ces femmes qui ont sacrifié tout ou partie de leur existence - ma mère entre aussi dans cette catégorie.
La grande force du livre de Manon Garcia, c’est de rappeler que dans la société patriarcale, construite dans l’intérêt des hommes, la liberté coûte beaucoup plus cher aux femmes, et qu’il est souvent préférable d’accepter sa soumission. C’est ce qui explique que les femmes l’acceptent, dans au moins une de ses formes, moi y compris.
J’ai eu, à la lecture de ce livre, comme un effet de réveil-matin qui m’a fait me poser la question: exiger d’une mère un dévouement sans faille, qu’est-ce que ça implique pour ses enfants? Qu’est-ce qu’on donne à ses enfants, en fait, en se dévouant à eux? Qu’est-ce qu’être une mère soumise?
Je ne veux pas être une mère dévouée parce que je veux élever des enfants libres. Je suis une mère aimante, mais dévouée… bof.
Me considérer et être considérée par la société comme une mère dévouée ne m’a jamais fait particulièrement rêver, donc je n’ai pas l’impression de courir ce risque, il faut le dire. Les mères qui me racontent qu’elles ont passé la journée à coudre le parfait costume d’Halloween, préparer la fête d’anniversaire idéale ou les cookies les plus moelleux de la planète me semblent des espèces étrangères.
Dans ma tête, même si souvent, je ne le dis pas parce que ça ne se fait pas, quand on me raconte ça, je me dis: oh, non, moi, ça me fait trop chier.
J’ai envie de faire des choses pour moi, j’ai envie d’exister sans mes enfants. Je n’ai pas envie que mes enfants soient à la hauteur de mon sacrifice, parce que ça les emprisonnerait. J’ai envie qu’ils soient à la hauteur de leur propre vie, de leurs propres ambitions.
Je ne veux pas qu’eux portent ce poids de devoir donner un sens à ma vie. Contre la mère parfaite, ça implique aussi, pour moi, de ne pas me consacrer entièrement à eux, de dire que je ne vais pas préparer de fête d’anniversaire parce que ça me gonfle, de jeter leurs dessins moches, de trouver que, même si je les aime, je ne suis pas certaine qu’ils méritent un temple.
Être une mère dévouée, c’est, pour ses enfants, un cadeau empoisonné. Je ne veux pas que mes enfants me signent des lettres “votre obligé” qui sent bon le XVIIIe siècle, non, plutôt quelque chose comme “affectueusement”, quitte à ce que j’accepte, et ça fait mal, que cet amour illimité des enfants envers leur mère qu’on vous vend n’est pas non plus souhaitable.
Être une mère dévouée est aussi un cadeau empoisonné parce que c’est courir le risque de trouver que ses enfants ne sont jamais à la hauteur du sacrifice qu’on a fait, qu’ils n’en font jamais assez, ne donnent jamais ce qu’on voudrait.
Loin de moi une ode à une vie égoïste, où les enfants se fichent de leurs parents.
J’essaie juste de construire en moi l’espoir, léger et exigeant à la fois, en me jetant dans le vide de beaucoup d’inconnues, d’une relation interpersonnelle mère-enfant équilibrée et libre.