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Un corps à soi
 

Batailles choisies #398

J’ai lu Un corps à soi de Camille Froidevaux-Metterie. Lisez-le. Vous et votre corps le valez bien. 🐚


 

Cet essai est celui d’une béance: mais où est donc passé le corps des femmes depuis quarante ans? 


Si l’essai commence par une mise en perspective historique qui explique, dans un monde où les corps féminins sont à disposition des hommes (pour être exploités et violentés), ce séisme anthropologique qu’est la conquête des droits procréatifs par les féministes de la deuxième vague, si on lit les premières pages en se disant “chouette, une vue d’ensemble sur les luttes féministes dont nous sommes les héritières!”, au bout de quelques pages, on bute.

 

On bute sur quelque chose.

On bute sur un corps.

On bute sur le corps de l’autrice, avec l’autrice, qui parle de sa grossesse, en son nom. Un jour, enceinte de son premier enfant, elle a cherché à savoir ce que la philosophie et les luttes féministes avaient donné à penser du corps d’une femme devenant mère.


Cet essai est celui d’une béance, j’y reviens, puisqu’il n’y a à peu près rien.  

D’où la question que se pose la philosophe: où est passé le corps de femmes? Pourquoi ce corps n’a-t-il plus été un terrain de luttes depuis des décennies, mis à l’écart par des conquêtes (réelles, importantes, bien entendu) sociales ou liées au travail par exemple?

Cette disparition est étrange puisque ce que Froidevaux-Metterie appelle “le scandale de l’objectivation du corps féminin”, ce qu’elle appelle aussi le “drame féminin”, ce scandale par lequel les femmes sont perpétuellement objectivées, alors qu’elles sont leurs propres sujets et aspirent à la liberté de tout sujet, perdurent.


En plaçant au centre de son questionnement la corporéité féminine, non pas comme quelque chose d’essentialisant mais comme quelque chose qui est vécu (une femme ne peut échapper à son corps, son vécu est celui d’un corps objectifié), la philosophe fait un geste essentiel: elle donne son importance au corps des femmes, à celui que l’on a avec nous, à celui dont on sait qu’il est important, puisqu’il nous importe. Ignorer la vie incarnée des femmes constitue une impasse que les luttes féministes de la deuxième vague n’ont pas pu dépasser, voire ont créé elles-mêmes, d’où cette impression tenace, que nous sommes nombreuses à partager, que parler de nos existences incarnées, en particulier de la maternité, nous exclut de fait des luttes féministes. 

À rebours de cette tendance problématique d’un certain féminisme, Un corps à soi s’attache à faire de nos existences incarnées, de nos corps vécus, des sujets dont on peut se saisir en féministe. Pour cela, il est essentiel de comprendre, après Iris Marion Young (que je découvre ici citée par l’autrice) que les femmes ne sont pas un ensemble homogène mais “sériel”: toutes les femmes, dans leurs expériences et vécus spécifiques, toutes celles qui se vivent femme, font partie d’une série. Ainsi, on n’érige pas une seule expérience, forcément située, en expérience de la femme et on peut s’attacher aux autres oppressions que vivent certaines femmes (racisées, non-valides, grosses etc…), dans une approche intersectionnelle.

Pour entrer dans ce travail, et je pense pour s’autoriser à parler de notre corps de façon féministe, l’autrice s’attache à montrer que dans les trois grands domaines incarnés de l’existence féminine, que sont l’apparence, la sexualité et la maternité, il n’y a pas qu’oppression et soumission. On peut en prenant soin d’éviter le double écueil de l’essentialisme et du différentialisme si vite récupérés par le patriarcat (quelle surprise), voir nos corps comme des terrains de liberté, des terrain d’émancipation, de pensée, de révolution.


Les trois grands domaines incarnés de la vie des femmes sont donc abordés un à un, en s’attachant dans un premier temps à déconstruire le scandale de la manière dont il est objectifié; puis, dans un deuxième temps, à se réapproprier nos corps de façon féministe, à tendre vers une corporéité féminine qui serait, aussi, liberté. 

En tant que lectrice, j’ai aimé passer par ces trois domaines incarnés qui constituent et ont constitué ma vie de femme. J’ai aimé lire ces réhabilitations de la corporéité féminine, me retrouver dans les expériences décrites, racontées. Je ne crois pas nécessaire de détailler l’ensemble de cet essai passionnant, analysant autant et aussi bien la capacité structurelle des hommes d’objectifier les femmes, que la socialisation genrée, que l’importance d’une éducation à la sexualité féminine où la femme est sujet de son plaisir, et non pas objet du désir masculin, autant les troubles du comportement alimentaires que les avancées des droits procréatifs qui permettent d’atteindre à une égalité. Tous les exemples, tous les aspects de nos corps, m’ont intéressée, m’ont ouvert à des réflexions, m’ont fait envisager mon corps d’une autre manière.  

En tant que lectrice, j’ai trouvé particulièrement réussis, et justes, les récits de vie, les récits de soi de l’autrice: lorsque Camille Froidevaux-Metterie parle en son nom, c’est une matière à réflexion supplémentaire. La philosophie a depuis toujours refusé le récit de soi comme matière à penser. Pourtant, dans cet essai, on réhabilite ce récit de soi, ce qui va de pair avec une réflexion sur le corps, sur l’incarnation: il faut bien se raconter pour se réfléchir, non?


J’ai particulièrement aimé dans cet essai l’effort de saisir les nouvelles vagues féministes, les combats contemporains, ceux qui sont encore brûlants (pas étonnant que j’aie retrouvé mentionnées dans le livre à peu près toutes les féministes que je suis sur Twitter), que ce soit le combat pour donner au clitoris sa place centrale dans la sexualité féminine, pour cesser de dévaloriser les règles, ne plus considérer la ménopause comme un état pathologique, pour parler de grossophobie ou de femmes trans.

Les nouvelles luttes féministes sont saisies au vol et sont inscrites dans le mouvement plus large de libération des femmes. 


Un Corps à soi est bien un livre actuel écrit par une philosophe qui regarde, certes, le chemin parcouru afin de comprendre sur quoi, en ce moment-même, on pose nos pieds; mais c’est surtout un livre qui vise à tracer les contours de celui qui vient, à le dessiner, hommes et femmes, avec nos mains et nos esprits, avec nos larmes, avec nos sangs, en prenant la vie à bras le corps.


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La résilience des mères
 

Batailles choisies #281

Mères de tous les pays, arrêtez d’être résilientes! Petit article pour dynamiter un terme à la mode qui m’énerve particulièrement. 🧨


 

Vous avez déjà entendu un homme cis blanc dire qu’il est “résilient”? 

Non?

Ça ne m’étonne pas. 

En revanche, vous en avez souvent entendu dire qu’il “faut être résilient.e”?

Ça ne m’étonne pas non plus.


Je tombe sur un dépliant à l’intention des assistantes sociales intitulé “La résilience des mères adolescentes”.

Le terme de “résilience”, qu’on lit partout, m’agace depuis longtemps. Il ne me revient pas, je trouve qu’il sent le roussi. D’ailleurs, il suffit de le taper dans Google pour voir que son emploi est bien trop utilisé par l’empire du développement personnel (et donc par l’idéologie capitaliste, marchande et néolibérale) pour être honnête.

Suspecte, très suspecte, cette résilience. Employée parfois pour “patience” dans un sens adouci, je crois qu’il faut lui donner le synonyme qu’il mérite: la résignation.

Judith Butler dans cet article est particulièrement éclairante sur la résilience, blague cruelle de l’idéologie libérale, qui n’est que la résignation à vivre une vie invivable.

Une vie est invivable lorsque les conditions de base de ce qui rend sa vie vivable ne sont pas réunies: cela inclut un toit, l’accès aux soins, et l’éducation. Cela comprend aussi d’avoir des droits qui nous protègent contre la violence et l’exclusion. Nous nous posons parfois cette question existentielle: est-ce que ma vie est vivable? Mais c’est aussi une question d’ordre social, de celles qui se rapportent à notre vie commune.

Or on se rend bien compte que la société pousse beaucoup de femmes, d’autant plus lorsqu’elles deviennent mères, dans cet invivable: femmes puis mères, surtout racisées, sont les premières victimes des violences physiques, psychologiques, économiques et sociales - la pandémie l’a montré dans le monde entier. 

La philosophe américaine nous incite à poser une question simple et directe: est-ce que la vie des mères pauvres (des mères adolescentes, pour reprendre l’exemple de mon dépliant) est vivable?


Ce qui me dérange le plus dans ce concept de résilience, et qui en fait une plaisanterie cruelle, c’est qu’on encense les mères qui se résignent à une vie invivable, en leur enjoignant d’accepter l’inacceptable avec le sourire et, par un effet pervers, on dénigre celles qui ne l’acceptent pas. 

Toutes les mères (toutes les femmes, tous les opprimés en réalité) sont donc perdantes: celles qui sont résilientes doivent se taire sans réclamer le droit à une vie meilleure et celles qui ne le sont pas sont dénuées d’un trait qu’on vend comme une qualité morale.


Les mères que je connais ne sont pas résilientes. En revanche, elles sont furieuses, rebelles, révolutionnaires et c’est ce qui me donne de l’espoir.


Les oppresseurs sont bien contents d’enjoindre les autres à se résigner et l’idée de résilience est pratique pour cacher les systèmes oppresseurs. 

Comptez sur les mères pour les mettre en pleine lumière - ou y mettre le feu.


D’autres batailles ⭣