La carotte et la surprise
Batailles choisies #237
Accepter de laisser tomber et se laisser surprendre, leçons de maternité et d’écriture en confinement, pour révolution à venir. 🥕
Je me suis inscrite à un groupe de partage pour mères artistes, qui se tient sur Zoom. Je m’en veux déjà de m’être inscrite: il dure 3 heures, je vais avoir les enfants dans les pattes et je dois finir d’écrire mon article de blog pour ce soir - une sombre histoire de skis, allez savoir pourquoi.
Durant les minutes introductives, l’une des animatrices rappelle les lignes directrices de ces groupes de partage.
Bon, me dis-je, je peux écouter d’une oreille distraite et terminer mon article sur cette histoire de skis, allez encore savoir pourquoi.
Deux des principes de ces groupes me mettent la puce à l’oreille: se laisser surprendre et rester dans le présent (y compris avec des enfants pleurnicheurs sur les genoux).
Je tilte: si je me suis inscrite, ce n’est pas pour écrire mon article en même temps. Je ferme mon ordinateur et range mes skis, ce sera Zoom sur mon téléphone et on verra bien.
Dans les premières minutes de l’atelier, une des participantes évoque une pièce de théâtre vue récemment dans laquelle la scène d’ouverture est une mère dans sa cuisine éminçant avec rage une carotte.
Une mère confinée dans sa cuisine en train de découper une carotte avec toute la rage qu’elle porte en elle.
Une mère confinée qui prend toute sa rage accumulée et la transforme en découpage hargneux de carotte.
Un couteau qui sont son impuissance, ses frustrations, ses cris, ses coups de gueule.
Une carotte dans laquelle il y a ses enfants qui chouinent, son travail qu’elle a en retard, son mari qui demande où sont rangées les serviettes, ou celui qui ne peut pas prendre les enfants cette semaine, les gens sur Twitter qui ont tous relu À la recherche du temps perdu alors qu’elle, elle a seulement relu, soir après soir, Tchoupi va à la piscine.
Dans le chaos du monde, les apocalypses qu’ont été pour elle les confinements successifs, dans les strates et les strates de rage qu’elle porte sur ses épaules et qui lui montent tellement haut qu’elle donne l’impression de porter le monde entier sur son dos sous de lourds nuages noirs, elle est là, enfermée dans sa cuisine, cette mère enragée, la bouche pincée, les yeux cernés, le front plissé, en train de s’acharner pour le repas du soir sur une toute petite carotte.
Une rage qu’elle veut transformer, quand ce sera fini, en révolution.
Une mère confinée qui est toutes les mères confinées.
Laisser tomber et se laisser surprendre - je sais pourquoi.