La tour de Pise n'aura pas lieu
Batailles choisies #334
Les siestes de Dernier changent d’horaire - légèrement. Ça me met dedans - largement: dans les affres, dans la mouise, dans le guidon. Essayer d’exister quand on a des enfants, éternel recommencement. 🛢
La tour vient de s’effondrer.
Dernier me regarde avec un grand sourire et les yeux pétillants de celui qui s’est découvert un pouvoir immense sur le monde: faire tomber une tour de cubes, qui s’étalent sur le tapis du salon.
Ça fait presque une demi-heure que Dernier devrait dormir.
Ça fait presque une semaine qu’il ne dort pas, le matin, à son heure habituelle; qu’il ne dort pas son lot, 45 minutes au lieu de deux heures; qu’il s’endort très difficilement, en hurlant; que je finis par lui donner le sein, parce que je n’arrive pas à le consoler, parce que je ne comprends pas, lui qui s’endort si facilement, toujours à la même heure, qu’est-ce qu’il a, là!
Ça ne fait rien, non?
Si, ça fait.
Ça fait tout rater.
La sieste du matin de mon bébé, c’est ma respiration.
Deux heures pour travailler, dans le silence d’une maison vidée de ses enfants, dans l’odeur réconfortante d’un café à siroter.
Cette sieste du matin, c’est ma chambre à moi.
Ça m’épuise, ce système qui se détraque.
Ça m’attaque, cette incertitude.
Ça me dépite.
Ça me décourage.
Ça me tire des larmes.
Mais pourquoi il pleure comme ça? Pourquoi il ne s’endort pas tranquillement, comme la semaine dernière?
Qu’est-ce qu’il se passe? Qu’est-ce qu’il a?
Ça devrait pourtant faire tilt que si cette sieste matinale est devenue aussi incertaine, poussive, énervante, alors qu’elle était simple, sûre, rassérénante, c’est peut-être parce qu’un bébé qui grandit glisse d’un rythme à l’autre sans crier gare, n’a plus besoin de dormir autant, fait désormais une plus longue sieste l’après-midi, ou bien ne dort plus le matin, ou tous les autres changements minuscules qu’il faut que je devine et qui, sur moi, ont une influence immense, en me déséquilibrant, en m’obligeant encore à m’adapter.
Mon organisation est fragile comme une tour de cubes. Lorsque tout se passe bien, c’est bon, il dort, j’ai deux heures pour écrire. Si un des cubes est mal posé, tout l’édifice menace, le reste de ma journée vacille: impossible de savoir ce qu’il a, ce petit, je le berce alors qu’il n’est pas fatigué ou joue alors qu’il veut dormir, lui donne un sein qu’il rejette, un câlin qui l’ennuie, me lance dans une promenade qui l’énerve, sers un repas qu’il dédaigne.
S’enchaînent alors des journées cruelles, crevantes, crève-cœur, pleines de questions sans réponse, qu’est-ce qu’il a à chouiner comme ça, et quand est-ce que je vais pouvoir travailler un peu, mais pourquoi cette tour penche et menace de s’écrouler?
Est-ce qu’on peut, à une seule femme, tenir de ses mains nues la tour de Pise, pour qu’elle ne tombe pas? Tant pis, qu’elle penche, ça m’est bien égal, qu’elle pousse de travers, que j’écrive de travers, lise en diagonale, respire de guingois, mais que ça tienne!
Il me faut bâtir un nouveau système.
Si je décale un peu sa sieste du matin… peut-être qu'il n'en fera bientôt qu’une, mais longue, en milieu de journée?
Demain, je tente.
Je verrai.
Et je reconstruis à partir de là.