Mon Everest
Batailles choisies #376
Plus qu’une semaine avant de retrouver un peu de ma vie, perdue il y a bientôt deux ans. Plus qu’une semaine pour que Dernier entre la crèche, que les deux aînés soient en vacances chez leur grand-mère. Les derniers mètres d’une ascension sont, paraît-il, les plus éprouvants. 😮💨
Dans une semaine, Dernier entrera à la crèche, Milieu et Grand seront en vacances chez leur grand-mère.
Dans une semaine, j’aurai une vie!
Incroyable!
J’y crois à peine d’ailleurs!
Cela fait presque deux ans que les confinements, déconfinements, reconfinements se sont enchaînés au Chili, se mélangeant avec le télétravail, l’école à la maison et mon congé maternité pour me laisser la charge d’un, deux ou trois enfants, pour me plonger dans la vie d’une femme au foyer autant que d’une écrivaine.
Cela fait presque deux ans que je navigue entre les emplois du temps, les contraintes, les demandes des uns et des autres pour me retrouver, un peu, en me trouvant du temps pour moi, un peu.
Cela fait presque deux ans que je vais de Charybde en Scylla.
Et comme la traversée, ces dernières semaines a été houleuse!
Je sens que j’ai jeté mes dernières forces dans cette vie-là, que j’ai moins de patience pour Dernier, que, sa période touche-à-tout va-partout battant son plein, j’ai envie, besoin, que la crèche prenne le relai. Je sens bien aussi que Grand et moi avons eu, ces dernières semaines, beaucoup, beaucoup de disputes.
Paraît-il que…
Les dernières minutes d’un long voyage sont les plus longues.
Les derniers mètres du marathon sont particulièrement douloureux.
Les derniers mètres d’une ascension paraissent interminables.
J’aurai fait, durant ces deux ans de pandémie, une marche éreintante, traversant les plateaux qui s’allongeaient à l’infini en me donnant la sensation d’un effort interminable. Je suis passée par des routes somptueuses, des sentiers glissants d’où, plus d’une fois, j’ai vu le gouffre en craignant de m’y abîmer. Je me suis perdue dans cette randonnée autant que je me suis trouvée.
Et là, je suis presque en haut. Presque au sommet.
Mes jambes pèsent, mon souffle est court, mon doute, à moins que ce ne soit le soleil de plomb, me donne le vertige. Encore un pas, encore un pas. Je ne sais plus pourquoi je me suis lancée dans cette marche, mais puisque je suis presque arrivée, ce serait trop bête de faire demi-tour ici, non: il faut avancer.
Le sommet!
Entourée des montagnes de la précordillère qui ont pris leur couleur ocre de plein été, arrivée au sommet du bien faible sommet où j’ai eu envie de prendre l’air ce matin, je regarde devant moi la vallée de Colina, traversée de ses canaux d’irrigation, ponctuée de ses hauts arbres verts et étalant ses champs lacérés de routes et de voies rapides, s’ouvrir à ce que va être mon avenir, à la fois certain et incertain. Oh, là, tout droit, c’est le bâtiment de la crèche, avec son drapeau qui bat au vent, où Milieu a passé presque trois ans de sa vie, où Dernier va entrer dans quelques jours pour deux années. Et là, sur ma gauche, derrière les toits couleur brique des résidences posées au pied des carrières de pierre, je devine l’école et le collège où Grand, Milieu et moi-même feront notre entrée ou rentrée après les congés d’été, l’image floue de leurs classes et de mes classes. Depuis mon petit mais gratifiant surplomb, je regarde aussi cette ancienne maison de maître devenue petite galerie commerciale, son glacier, son magasin de fruits secs, sa boutique de vêtements; je distingue bien sûr ce café où nous allons parfois, la ferme où nous achetons nos fruits et légumes, celle-là même où un jour, on a dû fuir un émeu agressif qui nous courait après; les routes au milieu des champs amènent mes regards vers la pharmacie, la Lagune, les jeux, la place, le supermarché, le départ de cette randonnée dans les carrières, l’arrivée de cette autre.
Devant moi, c’est toute ma vie, ma vie de tous les jours, ma vie de femme et de mère, celle où je suis heureuse souvent et où je souffre souvent. C’est mon avenir.
Il est doux de le voir d’en haut. Il est rassurant de le voir étalé là, comme si je pouvais le saisir tout entier. Il est doux d’oublier face à un paysage où je vis, où j’habite avec ma famille, qu’on ne sait jamais vraiment ce que nous réserve l’avenir.