Pardonne-moi, mon Milieu

 

Batailles choisies #407

Se rendre compte qu’on avait raison et que sa belle-mère avait tort. Se rendre compte qu’on est passée pour une mauvaise mère alors qu’on est une bonne mère. Et avoir tout de même en bouche un goût amer, très amer. 💘


 

Je me suis décidée à faire appel à une conseillère en sommeil pour Dernier qui se réveille quatre à cinq fois par nuit et m’épuise. J’apprends, lors d’une très instructive présentation Powerpoint, qu’il ne dort pas assez. Mais ce que j’apprends surtout, avec une douleur soudaine, c’est que mon pauvre Milieu manque et a manqué de sommeil. Ébétée face à la diapo, observant les heures optimales de lever, de coucher, de repos diurne et de repos nocturne, j’ai une épiphanie terrible qui me sort dans un cri, du cœur, de ma bouche et de mon écran: “Oh! Mais alors on a cassé Milieu!”


Tout me revient en mémoire: les crises terribles, les levers aux aurores, les couchers tardifs, l’humeur exécrable. Je vois combien aurait dû dormir Milieu, la nuit et durant ses siestes, depuis ses un an et demi, depuis le premier confinement. Lorsqu’un enfant dort suffisamment, apprends-je, il sécrète de la mélatonine. Il est calme, s’endort facilement, dort de longs cycles sans se réveiller. Lorsqu’il n’a pas suffisamment dormi, il sécrète du cortisol: il est stressé, agité, a d’autant plus de mal à s’endormir, se réveille très fréquemment et c’est un cercle vicieux, le manque de sommeil appelant le manque de sommeil. D’après ce que m’indique le tableau de la conseillère, Milieu a été carencé en sommeil, gravement, plusieurs heures par jour, pendant un an voire deux ans. 

Tout me revient en mémoire, tout fait sens, si douloureusement. Cet enfant infernal que j’ai détesté, qui faisait crise sur crise, il était donc fatigué, épuisé, même? 


Quelle flèche en plein cœur!

Je revois ces trois mois passés chez ma belle-mère, lors du troisième confinement total. Je me revois regarder Milieu, le matin, le trouver toujours fatigué, toujours cerné. Je repense aux heures passées à essayer de l’aider à traverser des crises immenses. Je me revois, disant à mon mari, à ma belle-mère, que Milieu était tout le temps fatigué, que je trouvais qu’il ne dormait pas assez, est-ce qu’on ne pourrait pas essayer de le coucher plus tôt. Je repense à ces fois où je faisais de mon mieux, à force de patience, et souvent d’abnégation, pour le tranquilliser, alors qu’il était hors de lui, intenable. Je repense à tous les reproches que j’ai essuyés, à toutes les critiques que j’ai laissées, tant bien que mal, glisser sur mon dos: “mais arrête de tout lui passer, mais laisse, c’est juste des caprices, mais tu vois bien qu’il te manipule pour avoir ce qu’il veut, laisse-le pleurer”. 


Cette humeur exécrable, dont j’ai été rendue tout ou partie responsable, c’était une demande d’aide. Je le voyais, je le sentais, qu’il était fatigué, qu’il était en souffrance. Mais je n’ai pas réussi à l’aider: parce que je n’étais pas assez sûre de moi, parce que nous étions cinq parasites à vivre un confinement chez ma belle-mère, parce que ce n’est pas moi qui faisais les horaires de dîner, parce que j’étais accaparée par Dernier, qui était nourrisson, parce que dans cette situation de confinement, on faisait, tous, ce qu’on pouvait. 

Aux difficultés quotidiennes de cette période que je n’oublierai pas, obligée que j’étais envers une belle-mère, autoritaire, difficile, je dois donc ajouter la souffrance intime, les soufflets réguliers, d’avoir été vue comme une mère laxiste alors que je percevais le problème sans parvenir à le résoudre, alors que j’ai donné de l’amour et de la compréhension à un enfant qui vivait dans un corps stressé, carencé en sommeil. J’ai courbé l’échine, continué d’essayer d’être prévenante quand on me renvoyait mes erreurs supposées. J'aimerais m’exclamer maintenant, avec orgueil: “ah! J’avais raison! Je faisais bien de lui donner de l’attention, de ne pas ajouter à son agitation!” 

Mais je ne peux que me dire tristement, pleine de remords, que mon pauvre Milieu… tu as dû passer par des journées si difficiles, et ta maman qui n’a rien pu pour toi… Pauvre Milieu, que j’ai détesté, qui m’a épuisée, que tout le monde considérait comme un enfant terrible, tu n’étais qu’un doux enfant qui avait besoin d’une sieste. 

J’essaie de me dire que tout n’est pas si noir, qu’on faisait, tous, comme on pouvait dans cette situation inédite, d’une toxicité forte. Malgré ce stress avec lequel il devait vivre au quotidien, Milieu a grandi dans l’amour et la liberté. Il a connu le bonheur de la vie en plein air, il a eu la chance d’avoir ses frères, ses parents, sa grand-mère, il était entouré, aimé, protégé.


Je le regarde maintenant, mon Milieu, qui est si mignon, si plein d’amour et d’intelligence. Il n’est plus ce gosse cerné et fébrile. Il dort mieux. Il est fort et doux, indépendant et affectueux. 

J’espère qu’un corps d’enfant peut oublier un stress auquel il a été soumis. Je ne souhaite rien tant qu’il ait rattrapé sa dette de sommeil, qu’il ait laissé là-bas à la campagne, dans cette époque de confinement, le cortisol dont je n’ai pas su le protéger.  

J’espère qu’un corps d’enfant peut oublier.

J’espère, à défaut, qu’un cœur d’enfant puisse pardonner.


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