Je mouline, tu moulines, nous moulinons

 

Batailles choisies #620

Maintenant que je n’ai plus de bébé à la maison, je vais dormir de longues nuits tranquilles, pas vrai? Ah, mais mon brave Don Quichotte, vous êtes bien naïf! 🌬


 

Je rentre à la maison à 20h03.

Silence.

Je suis soulagée.

Ce silence est la preuve irréfutable que Mari s’est parfaitement chargé du coucher de nos enfants, à l’heure habituelle et que non, ce n’était pas la peine que, sur le chemin du retour de ma réunion parents-prof principale, je mouline et mouline à me dire que c’est sûr, à l’heure où les gosses auraient dû être endormis, ils vont être en train de sauter sur les lits et que de toute façon évidemment, les horaires des pères sont toujours flexibles. 

Mais non! Bravo Mari!


Après avoir refermé la porte tout en douceur, j’enlève précautionneusement mes boucles d’oreille, mon joli petit pull, me déshabille, en bref, de ma tenue d’enseignante, enlève mon air sérieux de prof exigeante, et tente de redevenir moi-même, sans mon costume qui n’est qu’à demi un déguisement.

En tant que prof principale d’une des sixièmes du collège où je travaille, il me fallait bien poser avec les parents d’élève les règles de la classe, prendre le temps d’établir les normes et indiquer clairement qu’avec moi, on ne plaisante pas. 


Alors toute cette énergie dépensée à faire passer les bons messages, tous les regrets d’avoir oublié de dire ci ou ça, de n’avoir pas clairement répondu à une question, toute la fatigue accumulée d’une quadruple rentrée angoissante, en somme, tout ce stress libéré ne va pas s’envoler d’un coup, je le sais! Je sais que je vais mal dormir. Ou bien avoir du mal à m’endormir. Ou bien je vais me réveiller à l’aube et je n’arriverai pas à me rendormir.  


Mari sort de la chambre des enfants.

- Ça a été?

- Oui, oui… (S’ensuit un récit par le menu de toutes les questions de parents et réponses de prof, de toutes les tensions minuscules, de toutes les impressions vécues ou imaginées de l’autre côté). Et toi?

- Oui, oui… (S’ensuit un récit par le menu de toutes les galères d’une fin de journée et tunnel dîner-bain-dodo d’un parent seul face à ses enfants). Et bon, là, on est encore à la place, il est presque sept heures, il faut rentrer, et puis Dernier commence à avoir faim, donc il est difficile, donc il chouine, donc il ne veut pas rentrer, et puis à un moment, j’ai dû me fâcher, j’ai dû le gronder pour l’obliger à rentrer! En plus, il ne voulait pas rendre ses jouets au petit voisin qui lui en avait gentiment prêté, à la place! J’ai dû lui arracher le camion de pompiers des mains! Gros caprice, grosse chouinerie!

- Bon, allez, on va se coucher? On a survécu, c’est l’essentiel, Chéri.


Nuit noire.

Yeux grand ouverts.

Évidemment.

Dernier est venu me chercher pour que j’aille dormir dans son lit avec lui, comme toutes les nuits.

Je ne peux pas me rendormir.

Évidemment.

Ah, ce papa, qui parle de neurodiversité, pour que son fils soit traité différemment, et cette mère-là, à qui je n’ai pas clairement expliqué le but des exercices de début de séance, et celle-là, qui me parle de cyber-bullying, dont je vais devoir m’occuper dès demain, et ces copies, déjà que je vois s’accumuler! 


Une première fois sonne la maudite montre de Milieu qu’on ne sait pas faire taire et qui, à toutes les heures, fait entendre son tit! 

Une deuxième fois.

Une troisième fois.

Bon, ben, voilà, j’ai dû me réveiller à deux heures du matin et dehors aucun jour ne se fait, malgré les trois heures passées à mouliner ma réunion et son cortège de sale boulot et de mauvaises nouvelles.


À côté de moi, Dernier, qui dormait paisiblement, se met à gigoter, à geindre, à chouiner. Je pose ma main sur son torse pour le tranquilliser mais c’est l’effet inverse qui se produit: Dernier commence à pleurer plus fort, à donner des coups de pied de protestation avant de lâcher, dans son demi-sommeil et demi-éveil:

- Mon camion! Mon camion de pompiers! Papa méchant! Papa, tu es méchant!

- Dernier, lui susurré-je alors à l’oreille, c’est Maman.

- Ah, Maman, souffle-t-il rassuré et calmé sur le champ, tout en se rapprochant de moi pour me faire des câlins.


Au moins, nous sommes deux dans le moulin.

Viens, mon Dernier, qu’on se réchauffe au feu de nos deux colères et qu’on se rendorme ensemble, loin du monde cruel, au chaud, blottis dans nos brûlants magmas d’émotions à fleur de peau.


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