Petite vie 

 

Batailles choisies #413

On est dans sa petite vie et soudain, un quasi, un presque, un failli: c’est la mort qui frôle son enfant, l’accident tragique qu’il évite de justesse. Alors on se trouve tous bien petits dans notre petite vie.  ⏸


 

Mon mari et moi sommes dans le jardin, les aînés jouent en haut, notre petit dernier rampe sur la bâche de sécurité de la piscine, couverture ultra résistante, attaches fermes de trente fixations. Il barbote avec joie dans les quelques centimètres d’eau sur la bâche, s’amuse du bruit, du liquide qui lui caresse les jambes. Mon mari amène je ne sais plus quoi à la cuisine, je lui dis quelque chose, il revient, j’y vais à mon tour, m’en retourne, ballet de petits riens au milieu duquel s’engage une conversation, au milieu de laquelle Dernier se met à pleurer soudainement. On lève les yeux. Pas de Dernier. Qu’est-ce qui lui est arrivé, encore? Mon mari s’approche du fond du jardin - il aurait trébuché dans une plante, là où il y a une faible pente?


Il y a sur la bâche de sécurité une petite fenêtre de 50 centimètres carrés environ, d’une fibre moins épaisse que le reste de la couverture. Sans doute brûlée par le soleil de la région centrale du Chili, certainement abîmée par les jeux de mes aînés qui, plus d’une fois, y ont fait des concours de glissade, la bâche maintenue fermement close par toutes ses fixations, a une faiblesse: la petite fenêtre, qui vient de craquer d’un seul coup, ouvrant sous elle le pire danger.

Dernier, précipité par l’ouverture, s’est accroché, dans un réflexe de survie, à la couverture avec ses petites mains, les bras tendus, les doigts agrippés, les pieds touchant presque l’eau. Il s’est mis à pleurer soudainement, interrompant notre petite conversation, notre petite vie, parce qu’il a senti une peur panique, de se retrouver pendant au-dessus d’une noyade certaine, fatale au pire, tragique au mieux. 

Mon mari qui s’est dépêché d’aller voir où était tombé son petit, soulève, en même temps que son cœur effondré, son fils terrifié. Bouche bée face à cette fenêtre béante, je prends mon bébé dans mes bras. Tour à tour, on câline notre petit aux pieds mouillés.     


Jamais nous n’avions même regardé cette petite partie de la bâche comme un danger. Jamais cette faille ne nous avait même traversé l’esprit.

 

Et si?

La plus petite variation de cette situation et ce sont les conséquences les plus graves, les plus grands tourments.

Et si, comme souvent, mon mari qui aujourd’hui a fini plus tôt, était encore en réunion?

Et si, comme souvent, j’étais occupée à la cuisine et jetais un œil distant au jardin? 

Et si, comme souvent, l’un de mes grands m’avait appelée, et que j’avais dû monter ou m’éloigner quelques minutes avec la certitude qu’il n’y avait pas de danger dans le jardin, puisque nous avions pris toutes les précautions?

Et si la fenêtre avait craqué demain?

Et si, fatiguée par les pleurs des enfants, je les avais ignorés et balayés d’un “ça va lui passer”? 

Et si Dernier n’avait pas pleuré? Combien de secondes faut-il pour que des parents s’étonnent, puis se demandent, puis s’inquiètent, pour enfin s'imaginer le pire? Combien de secondes? 

Une seconde d’inattention, entend-on toujours dire.  

Une seconde d’inattention suffit pour briser des vies.

Une seconde d’inattention et on m’envoie un avertissement.

Une seconde et, pour d'autres parents, le cours des choses est brisé: l’accident, la chute, la noyade, la route, la prise électrique.


J’ai beaucoup câliné mon fils aujourd’hui. Je l’ai beaucoup regardé et je l’ai trouvé particulièrement beau, doux, lumineux. Je l’ai caressé de mon regard d’amour où s’est logé soudainement une tristesse, une écrasante responsabilité, une vérité pesante: il ne faut pas grand chose pour en finir avec une petite vie.


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