Verts
Batailles choisies #657
Les enfants sont comme l’herbe des voisins: toujours plus verts chez les autres. 🌱
Pour les vacances, nous allons passer quelques jours à la plage avec mon beau-frère et ma belle-sœur, leur fille de trois ans et leur fils de sept mois.
Et j’avoue que je suis un peu stressée. Pas pour le voyage, non, ce n’est qu’à deux heures de route. Pas pour l’organisation, non, on s’entend bien avec la belle-famille. Pas pour les activités quotidiennes, non, on aime faire à peu près les mêmes choses.
Mais pour le regard qu’on va porter sur mes enfants. Sur leur éducation. Et donc sur moi.
M. et N. ont une fille aînée très calme, très contenue entre des règles, beaucoup d’éducation positive et l’attention constante de parents plus hélicoptères que je ne le serai jamais. De leur fille, de leur éducation, de leurs conditions parentales très capitonnées, j’ai souvent été verte d’envie. Parce que moi, ben… je fais de mon mieux. J’ai trois garçons. J’ai un réseau de soutien bien plus maigre. Je suis bien plus débordée. Et mes enfants ne sont pas toujours un exemple reluisant d’éducation réussie.
Alors je stresse et m’imagine déjà, dans leur appartement de vacances, à passer mon temps à dire chut, chut, les petits dorment, arrêtez de crier, demandes superbement ignorées par les enfants.
Je me vois, disant pour la cinquième fois qu’on ne fait pas de blagues de prout à table, face aux visages plissés d’indignation de nos hôtes.
Je me vois, en arbitre de catch, séparant les disputes qui jaillissent sur n’importe quel ring improvisé, dans le salon pour un stylo, dans la voiture pour une chanson, dans le bain pour un shampoing.
Je m’imagine sacrifiant mes précieuses minutes de décompression lors du film du début d’après-midi parce que mon beau-frère refuse que sa fille regarde la télé et que je dois passer ma journée à sauter de coloriage en comptines et en lecture.
Je me vois supplier les enfants d’arrêter de faire la course dans l’appartement, de sauter sur les lits ou de se rouler par terre en faisant les fous comme ils en ont la désagréable habitude avant de prendre la douche et de se coucher, jetant leurs dernières forces dans la bataille et mes dernières énergies avec.
Je me vois dans leurs regards, complètement débordée, échevelée, écumante de rage et d’impuissance.
Le week-end arrive.
Et c’est vrai que tout ça se produit un peu, un peu plus que prévu, un peu moins que redouté. Les garçons se disputent mais pas plus que d’habitude; ils ont beaucoup trop d’énergie, sautent et courent partout sans pourtant rien casser; ils font des efforts pour manger proprement et y échouent le plus souvent mais au moins essaient.
En réalité, l’enfant qui est le plus difficile durant ce séjour, c’est ma nièce, la petite calme, celle qui dessine tranquillement, celle qui demande toujours avec beaucoup de politesse si elle doit enlever ses chaussures, celle qui a, du haut de ses trois ans, une connaissance encyclopédique des oiseaux.
Parce que mes enfants sont habitués à se disputer, à devoir partager l’attention des adultes, à s’occuper seuls à force d’entendre des “attends, attends”, à ne pas être écoutés, à se débrouiller avec des parents faillibles, énervés, débordés, à se battre pour avoir de la place.
Alors que la petite L. est une première, vivant dans un monde capitonné. Elle souffre de devoir partager son espace, de devoir partir à gauche durant sa balade préférée alors qu’elle part toujours à droite, de parler et que personne ne puisse s’arrêter pour l’écouter parce qu’il faut suivre le rythme de mes gamins qui sont déjà loin devant, de devoir sortir parce que ses cousins ont besoin de se dépenser alors qu’elle voudrait rentrer écouter des comptines et que, avec ses cousins et le bruit qu’ils font, elle ne risque pas de les entendre, ses comptines.
6h. Gros caprice parce que son père est parti se doucher.
10h. Caprice monumental parce que son cousin ne l’a pas laissé monter en premier à l’escalier du belvédère de sa balade préférée de bord de mer.
12h30. Pleurs incontrôlables parce qu’on a mis de la crème dans ses pâtes.
15h. Caprice parce que Dernier veut dessiner avec elle sur son livre.
17h. Coups de pieds et de poings par terre parce qu’elle n’aime pas qu’on pousse la balançoire comme ça et qu’elle ne veut pas laisser ses cousins se mettre debout puisque c’est interdit et dangereux.
18h30. Pleurs parce qu’elle ne veut pas qu’on chante cette chanson qu’elle chante d’habitude toute seule.
19h30. Dernière crise dans la chambre, au moment du coucher, puisqu’on n'a pas pris son livre préféré.
Dans la cuisine, le soir, mon beau-frère, qui a épuisé toute sa patience à trouver des solutions pacifiques à cette gamine qu’il reconnaît à peine, s’ouvre avec douleur: que sa fille n’arrête pas de faire des caprices, est insupportable, inflexible, alors que les miens ne font pas de caprice, qu’ils sont plus dociles, plus faciles.
Voilà bien un scoop des vacances: mes enfants sont faciles? Mes enfants, les trois trolls, cro-magnons, brutes, rendent d’autres parents verts d’envie?
Malheureusement, apprendre à ne plus être la première, apprendre à partager l’attention des adultes, apprendre à se résigner de ne pas être écoutée, est un processus douloureux. Et mes enfants passent par là toute la journée, avec plus ou moins de difficultés. Alors que ma nièce n’est jamais allée se perdre dans ce sombre bois maudit.
Ce curieux retournement tamise un peu mon envie d’avoir des enfants mieux élevés que les miens. Quand je vois ma nièce, si obéissante, si mûre, si liée à ses émotions, quand je vois mon beau-frère, si patient, réussissant à être le parent que j’aurais aimé être et que je ne suis plus depuis des années, quand je vois ma belle-sœur, toujours aidée, par sa propre famille, par sa belle-famille, qui jamais, n’est seule avec ses enfants, toujours dans une parentalité accompagnée, je sais aussi que mes failles, mes faiblesses, mes compromissions sont importantes à l’épanouissement de mes enfants.
Parce qu’en fin de compte, du haut de mes bientôt 9 ans de maternité, j’ai aussi dû acquérir, à force de sentiment d’échec, de soirées difficiles, de journées périlleuses où la patience flanche, beaucoup de lâcher-prise. J’ai dû abandonner beaucoup de mes idéaux auxquels mon beau-frère et ma belle-sœur, à force de travail admirable et de résignation surhumaine, s’accrochent encore. L’apprentissage qu’il n’est pas nécessaire d’épargner toutes les peines à son enfant est encore douloureux pour eux, il est, ben - haussement d’épaules - plus intégré pour Mari et moi.
J’ai dû apprendre à trouver que je suis une mère suffisamment bonne et que mes enfants sont globalement, généralement, avec encore un peu d’eau, d’air pur et de soleil, suffisamment verts.