Veux pas manger
Batailles choisies #522
Un enfant qui ne veut jamais rien manger, ou le Prométhée enchaîné des parents dépités. 🍽
- Moi veux pas manger, dit Milieu à peine levé.
Je n’ai même pas mis la table du petit-déjeuner, même pas fait griller les tartines, même pas fini de préparer les cartables que déjà Milieu a asséné son intraitable “Veux pas manger”. Milieu ne veut jamais manger ou presque. Il a mal au ventre, il est trop fatigué, il n’aime pas les pâtes ni le riz ni la purée, même si c’est ce qu’il a mangé hier. Il a, pour éviter les repas, des excuses toute prêtes qui me font sortir des soupirs infinis, de lassitude, de résignation et d’inquiétude tout à la fois.
Milieu a toujours été un petit et un mauvais mangeur. Autour de son premier anniversaire, sa prise de poids était préoccupante et, bien qu’il soit dans une courbe de taille et de poids tout à fait normale désormais, on n’a jamais eu avec lui l’insouciance pour ce qu’il mangeait qu’on a avec ses frères. En grandissant, les choses ne s’arrangent que péniblement et nous ouvrent même de nouveaux tunnels de découragement: depuis quelques mois, je suis persuadée que Milieu a compris que ses difficultés à manger sont son meilleur levier dans nos rapports de force, qu’il a parfaitement saisi qu’en débarquant avec son “veux pas manger”, il met son pied sur la balance et nous envoie, en ascenseur, tout en haut puis tout en bas du tape-cul - aïe.
Mais, Milieu! Tu dois manger quelque chose au petit-déjeuner! Si, si, tu ne peux pas partir à l’école le ventre vide. Des Chocapics? Encore? Et un peu de pain, avec? Tu n’aimes pas les lasagnes? Mais hier, tu as adoré! Non, non, des céréales, c’est pas un dîner! Des oeufs? Si je te fais des œufs, tu vas en manger? D’accord, avec un peu de jambon, alors… Comment ça, tu ne veux pas manger?
Le rapport de Milieu à la nourriture est un échec de ma parentalité, que je subis tous les jours: alors que mes deux autres enfants sont de bons mangeurs, j’ai le sentiment d’avoir perdu depuis longtemps la main sur les repas et l’appétit de mon deuxième. Quand je me demande comment on en est arrivés là avec lui, j’ai bien quelques hypothèses: sans doute, puisqu'il mangeait très peu, je me dis avec le recul qu’on a cédé et qu’on l’a laissé se goinfrer de riz et de knackis, réduisant son palais pour remplir son estomac; sans doute qu’il fallait insister davantage et ne pas proposer d’options; sans doute son humeur difficile à deux ans, a mis tout en bas de ma liste de priorités de l’éduquer au goût; sans doute, en entrant dans la négociation, allez, encore une cuillère, a-t-on empiré le problème qu’on voulait résoudre; sans doute beaucoup d’autres faux-pas… La seule certitude que j’ai, c’est que tous les jours ou presque, depuis ses 6 mois, je n’ai d’autre choix, avec plus ou moins de résignation, avec plus ou moins de désespération, que de regarder bien en face mes erreurs, de voir qu’il y a eu quelque chose, là, qui n’a pas fonctionné: Milieu n’aime pas manger.
À mesure que mes enfants grandissent, que je perds la prise que j’ai sur eux, je me prends aussi en pleine face, en même temps que mes erreurs, la seule solution tout aussi frustrante: devoir attendre, devoir espérer, devoir piétiner de rage, devoir s’acharner, en être réduite à continuer alors qu’on se fourvoie, à s’acharner dans son erreur.
Être parent: être Prométhée enchaîné dont chaque jour passe dans la même douleur, petite ou grande, brûlante toujours comme celle du voleur de feu.
Être parent: être Prométhée et croire qu’aujourd’hui, ce sera différent, pour voir son espoir toujours déçu: - Mais hier tu avais mangé presque toute ton assiette de riz! - Mais aujourd’hui moi veux pas manger!
Être parent: sentir tous les jours que se sont glissées dans la maison et y ont fait leur nid, nos erreurs.
Être parent et avaler ses couleuvres.