Retour à la vraie vie

 

Batailles choisies #582

Les enfants ont l’air et la manière de faire éclater nos bulles de bonheur et nous faire tomber de notre petit nuage. 🏊


 

Nous nageons dans le bonheur.

Littéralement.

C’est une douce après-midi de retrouvailles qui nous a amenés tous les cinq à la piscine où nous avons nos habitudes. Les grands sont revenus le matin même d’une semaine de vacances chez leur grand-mère, semaine pendant laquelle Mari et moi avons vécu une vie incroyable. Nous n’étions plus que parents d’un enfant! C’était fou! Dernier allait à la crèche en journée, je travaillais à la maison, profitant de ma dernière semaine de congés d’hiver, Mari télétravaillait. En fin de journée, nous dînions tous les trois, tranquilles, nous dansions ou chantions un peu, tranquilles, nous prenions le bain, tranquilles, et c’était déjà l’heure du coucher, la nuit était tombée sans qu’on ait passé la soirée à résoudre des conflits, négocier des tours de jeux ni séparer des adversaires de catch. C’était vraiment fou!


Après ces quelques jours donc, on est de nouveau tous les cinq, dans une piscine, au milieu des Andes, sous un ciel bleu d’hiver. Les grands jouent ensemble, Dernier, dont le visage radieux est éclairé par l’eau miroitante, rit aux éclats en passant des bras de son père aux miens, en allant sous les jets d’eau ou dans le petit bassin à bulles.

Un moment heureux, en apesanteur, où chacun semble avoir sa place, où personne ne pousse son voisin ni ne joue des coudes pour qu’on s’occupe de lui.

On en a, de la chance, d’avoir la vie qu’on a!

On est privilégiés et on offre tout ce qu’on peut à nos enfants.

On a travaillé dur et on continue, pour se construire la meilleure vie possible, pour nous et nos enfants.

Alors que la vie de famille est si cruellement jalonnée de doutes existentiels, là, il n’y en a point: on connaît, cet après-midi, l’évidence d’un moment heureux, on baigne dans la joie et la douceur de vivre. Mari et moi échangeons des regards de fierté, des regards de bonheur, des regards de désir, parce que tout ce bonheur réchauffe les corps autant que les cœurs. Des projets de célébration pour ce soir sortent de l’onde tiède… on se boit un verre tous les deux quand les enfants sont couchés? On fête notre réussite? On… enfin… tu vois… chuut, oh que tu es bête…


Tu es bête! 

Arrête!

Dites pas ça!

Tu es le plus bête du monde!

Stop! Les enfants!

Toi tu es encore plus bête!

Le pire du monde!

Ça suffit!


Le retour à la maison et le coucher sont plus une douche froide qu’une sortie de bain. Grand tient à surexciter son petit frère, histoire de rattraper le temps perdu, pendant que Milieu chouine de tout son cœur après s’être frappé aux coins de tous les meubles pendant des courses poursuites qui avaient une tête à mal finir, Dernier est en plein non, pas douche, non, non, pas en pyjama, non, pas se laver les dents, non, non, non.


Non, non, non pas une soirée comme ça. 

Mais c’est trop demander de continuer à nager dans la piscine chauffée et de baigner dans la certitude qu’on construit une famille heureuse? 


Apparemment oui. Le bonheur a coulé au fond de l’eau avec nos espoirs d’une soirée tranquille. Mettre les trois enfants au lit, pour la première fois en une semaine, est une torture, les tensions montent, les voix aussi, les larmes aussi. Pourquoi, mais pourquoi, on ne peut pas avoir plus de deux heures de vie de famille qui se passent bien? Évidemment, les disputes familiales tournent aux disputes de couple, l'électricité se diffuse partout et bientôt Mari m’énerve parce qu’il pianote sur son téléphone en me laissant courir après un Dernier récalcitrant à mettre sa couche, parce qu’il ne sait pas que le pyjama de Milieu d’hiver n’est pas le bleu mais le rouge, parce qu’il entame une discussion compliquée sur l’ingénieurie des aqueducs avec Grand qui n’a vraiment plus besoin qu’on lui tienne la jambe quand il se lave les dents et surtout, surtout, parce qu’il a acheté une lampe décorative à mettre dans la chambre des enfants, une lampe en forme d’astronaute moche, en plastique, qui fait des dessins de cosmos au plafond et que les enfants aiment tellement qu’ils passent leur temps à se disputer pour savoir qui l’allume, qui choisit la galaxie projetée et qui l’éteint. Tout ce qui m’énerve chez Mari se trouve cristallisé dans cette loupiotte ridicule. Je la vois, je vois qu’elle crée des chamailleries, et je ne vois plus mon mari avec les yeux de la fierté, du bonheur, ni du désir, mais avec ceux de l’exaspération, de la rancune et des reproches.


Et notre bonheur conjugal et familial? Il a décidé de rester dans l’eau?


Les enfants ont péniblement, lentement, heureusement, fini par s’endormir.

Nous voilà, Mari et moi, comme tous les soirs ou presque, à 21 heures à peine, rincés, pianotant chacun dans notre coin sur notre téléphone, loin de nos désirs, de notre bonheur, de notre fierté de tout à l’heure, dans la vie de parents, éreintante.

Nous nageons dans la vraie vie et l’eau y est bien froide.


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