Plan B
Batailles choisies #594
Je me suis réjouie de passer un moment de complicité avec Milieu… qui s’est retrouvé en pleurs, blessé et tremblotant sur mes genoux. Le plan B, ou la vie de maman. 🛒
Nous sommes à la Lagune. Dernier est avec son père à la campagne, Grand a son cours à l’école de musique d’ici une petite demi-heure. Je m’apprête à passer un moment inespéré en tête-à-tête avec Milieu. Il jouera sans aucun doute sur les jeux de cordage, mais il sera sûrement content aussi de me faire sa p’tite discute de p’tit gamin - on a si peu de temps, d’habitude! Je vais peut-être même lui offrir un petit cadeau pour fêter ça, une pièce pour jouer aux jeux vidéo d’arcade, ou un petit chocolat, qui sait? J’éprouve un sentiment de légèreté, de me savoir bientôt libérée du poids de l’organisation de la vie de famille et de la menace constante des disputes, même si ce n’est que pour une heure. En plus, le printemps s’est enfin décidé à venir, les rayons de soleil, après des mois gris et froids, nous accueillent…
Avant de laisser Grand à la musique, on va faire des courses au supermarché, on va en profiter pour faire le plein. Notre charriot est donc bien rempli quand nous avisons un nouveau type de caisse, spéciale “gros caddies”, une caisse flambant neuve avec un tapis roulant ultra-rapide, entourée de scanners massifs sur trois côtés. Des employées nous font signe, “si, si, cette machine a été conçue exactement pour des gens comme vous!”, alors que nos visages incrédules de ce gros engin hésitaient encore. Le nouveau type de caisse doit être en période d’essai parce qu’il y a, en plus de la caissière, deux supérieurs qui se tiennent derrière . Les trois employés diligents m’indiquent donc qu’il faut bien poser un par un les articles sur le tapis roulant, bien séparément. Je m'exécute, répète à Grand et Milieu les instructions pour qu’ils puissent participer, eux aussi, tous les trois nous émerveillons de la rapidité de la machine, dis donc, c’est pratique effectivement. Je vais à l’autre bout de la machine, me mets à ranger les courses dans les sacs, m’en veux de ne pas avoir pris assez de sacs, vais en récupérer un plus loin, reviens, vérifie que mes enfants se sont acquittés de leur mission, me dépêche un peu, pressée par le cours de musique qui va certainement bientôt commencer, quand j’entends un hurlement.
Un hurlement aigu.
Un hurlement de Milieu.
Mais qu’est-ce qu’il a encore?
Mais quel chouineur…
Madame! Il s’est coincé le doigt!
Aïe aïe aïe.
Ça n’a pas duré plus de deux secondes - que Milieu, l’éternel curieux un peu tête en l’air, mette son doigt dans le bout du tapis roulant (juste sous mes yeux, sauf que je n’ai rien vu!), que son index s’y trouve coincé, qu’il se mette à hurler, que la dame comprenne qu’il s’était coincé le doigt, que je lui enlève d’un coup sec.
Milieu suit des études de casse-cou option chouinard. Il passe sa vie à tomber, se cogner, se faire mal, aux tables, aux coins de meuble, dans la rue, dans le jardin, sur les trottoirs, dans la cour. Il passe, ispo facto, sa vie à chouiner. Oh, qu’il aime chouiner, qu’il excelle à tordre sa bouche en rictus de douleur pour une toute petite égratignure, à faire couler des larmes de crocodile pour une gamelle qu’il aurait pu et dû prévoir!
Là, c’est différent. Là, c’est un sacré bobo. Le tapis roulant super rapide de la super machine lui a arraché un large morceau de peau de l’index, révélant un morceau de peau à vif et a enfoncé son ongle. Milieu hurle, de surprise, de peur, de douleur, sautille de haut en bas en se tenant le doigt, il hurle comme jamais je ne l’ai entendu hurler. Je le prends dans mes bras, les employés du supermarché se précipitent, avec leurs regards de compassion, avec un désinfectant, avec un sparadrap, avec beaucoup d’empathie pour la mère et pour l’enfant, avec des conseils, là-bas il y a des toilettes, vous devriez aller lui passer le doigt sous l’eau. Mes câlins, d’abord donnés à regret parce que ce foutu gosse n’écoute jamais personne et ne voit le danger nulle part, finissent par être offerts avec mon amour maternel. Milieu pleure longtemps. Je finis d’emballer les courses en prodiguant les caresses et la sollicitude pour mon grand blessé, le pose dans le caddie, salue et remercie pour le sparadrap, dit à Grand d’aller à l’école de musique, juste au coin de la rue, oui, vas-y tout seul, descends les courses à la voiture, remonte vers les jeux de la Lagune et vais m’installer sur un banc, tous ces gestes effectués au doux son du hurlement de Milieu, qui ne s’arrête pas, que je trimballe en haut en bas, à gauche et à droite.
Exit mon plan de moment tranquille, de complicité, de légèreté. Exit mon plan A, bienvenue au plan B. Je me retrouve en plein déBoires, en plein BoBo. Depuis la Blessure, il s’est écoulé 30 bonnes minutes. Il ne reste pas plus de 20 minutes avant de récupérer Grand, et Milieu pleure encore, se met soudain à gigoter de douleur, réclame des caresses, hurle soudain, se laisse emporter par des hoquets. J’abandonne mon idée de jeux et propose à Milieu de se coucher sur le banc. Il pose sa tête sur mes jambes. Je place mon écharpe sur ses jambes, lui caresse le cou. Je regarde l’eau de la Lagune, à l’ombre de notre peuplier. Les oiseaux pépient. Une douceur de printemps. Cette matinée ne s’est pas du tout passée comme je pensais. Mais ça va quand même. C’est doux aussi, un plan Bobo, un plan Baiser, un plan B.