Batailles choisies #627
Un classique de la famille hétéro: si, si, Chérie, j’arrive! ⌛️
La fin de journée est belle: douce lumière, soleil caressant, couleurs dorées et rôties à feu lent.
D’où viennent, alors, ces nuages sombres au-dessus de moi?
D’où vient la tempête que je sens monter en moi, les noires récriminations qui tourbillonnent, les lourdes nuées qui obscurcissent la joie de vivre d’une belle après-midi quand ses enfants font du vélo et de la trottinette dans la rue parce que l’école est finie?
Ils viennent, ces nuages, de ce que Mari m’a dit il y a une heure et demie qu’il avait fini dans deux minutes.
Mari a bientôt fini.
Il a fini dans deux minutes.
Dans combien de temps tu auras fini, Chéri?
Deux minutes.
J’ai prévu toute ma soirée en fonction de cette certitude: Mari arrivera bientôt, sous peu.
Sous peu, donc, je ferai rentrer les enfants, je les ferai dîner tôt, pour couper les faims et les mauvaises humeurs, on pourra ressortir tous ensemble. D’une minute à l’autre, je quitterai les voisins avec les enfants desquels mes garçons rient, crient et se disputent. D’une minute à l’autre, je pourrai laisser à Mari la surveillance des courses de véhicules et irai mettre la table, préparer le dîner, qui se passera comme un charme. Après, le jeu, la douche, le dodo et le grand ouf.
Cinq minutes passent.
Rien.
Dix.
Je ne vois personne venir.
Quinze.
Si, je vois venir, à l’horizon, des disputes. Dernier est en train de disputer son camion au petit voisin, Milieu est allé se fourrer chez son ami de la maison d’à côté alors que je lui ai dit que non, parce que, certainement vont suivre ses deux frères et que je vais me retrouver à aller déloger de gré ou de force les intrus.
J’espère qu’il arrive bientôt, Mari.
Trente minutes passent.
Je commence à me demander si je ne vais pas plutôt, tant pis, faire rentrer tout le monde maintenant et enquiller le repas seule. Peut-être une contingence?
Je frappe discrètement au bureau de Mari et lève en direction de sa conscience un sourcil interrogateur. Il a un air ouvert, pas particulièrement soucieux ni préoccupé, il me répond chaleureusement que oui, oui, dans dix minutes.
Bon, il va venir, donc.
Et puis il a eu une réunion super tard hier, il m’a dit qu’il finirait plus tôt pour compenser.
De nouveau dehors, je commence à ramer vraiment. Dernier est en pleine crise pour un problème de propriété privée, Grand, qui avait faim, est allé se servir dans le placard du haut sans que je le voie et est présentement en train de distribuer des chocolats à l’assistance ébahie. Quant à Milieu, il a décidé de larguer son super copain de la maison d’à-côté pour son encore plus super copain du bout de la rue. L’abandonné pleurniche pendant que mon fils l’ignore superbement et que je dois déployer des trésors de diplomatie pour organiser un jeu aux trois garçons tout en surveillant vaguement que Dernier ne se tue pas en faisant de la trottinette comme un kakou.
La belle fin de journée tourne au vinaigre. Et puisque Godot n’arrive pas, et que les enfants ont grignoté, ben, autant rester dehors encore un peu, alors. Dernier, de toute façon, a la faim coupée. D’autant qu’à regarder mes trois garnements, je pense au dîner que j’avais prévu, et j’anticipe la bataille: elle ne va pas passer mon omelette de légumes avec du couscous. Rien qu’à imaginer le couscous dispersé dans tous les recoins de la salle à manger, non, non, je change de plan: je laisse mes voisins surveiller les enfants, me précipite pour faire cuire des pâtes, entre, sors, joue, prépare, rentre, mets la table, sors, jusqu’à ce que, depuis une heure et quart que j’attend Mari, et enfin, comme les enfants des autres ont déjà dîné et que les miens chouinent vraiment fort, je me décide à rentrer.
Malgré les pâtes, le dîner est tendu, les enfants sont désagréables, n’écoutent rien, ne mangent pas bien. J’essaie de ne pas perdre patience, je perds patience tout de même. Ils dînent à peu près.
Au moment du dessert, Mari arrive, de bonne humeur, l’esprit libre, et me demande d’un air préoccupé si ça va, vu que mes sourcils ont la forme des flèches des mauvais jours.
Mais attends, tu m’avais dit dans cinq minutes! Si tu me dis dans une heure et demi, soit, je m’adapte, je change mon organisation, mais là… attendre comme ça, pour rien! Nous pourrir la soirée à tous!
- Excuse-moi, je n’y ai pas pensé…
- Oui, ben, en attendant…
En attendant qui? Mari? Bof.
En attendant quoi? Le grand soir féministe? Peut-être.
Il a plus de chance d’arriver.