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Du plomb dans l'aile
 

Batailles choisies #577

Être mère et rêver de vivre une autre vie que la sienne: envolée rafraîchissante ou trajectoire d’Icare? (chaud devant) 🌤


 

Comme Emma Bovary, je rêve souvent à une autre vie. Dans ma tête, j’habite dans un autre pays, je rencontre un autre compagnon que celui que j’ai, je fais un autre métier, je suis célèbre, je suis chanteuse, artiste, conférencière, je suis écrivaine à plein temps, j’ai écrit un best-seller, je vis de mes rentes, je rêvasse à pourquoi je vis en Australie, aux circonstances de la vie qui m’ont amenée au Costa Rica, aux discussions que je tiens, aux rires qui éclatent dans le petit salon, aux paysages splendides que j’ai la chance de contempler depuis un chalet en Norvège. De la rêvasserie adolescente en somme, à bientôt 40 ans. En revanche, je n’arrive pas à imaginer ne pas avoir d’enfants, ni avoir d’autres enfants que ceux que j’ai, je ne sais pas pourquoi. 


Bref, en ce moment, j’ai dans ma tête des histoires d’amour et de succès qui se passent en Asie ou en Islande, avec une bande-sonore de piano et de samba qui fait mes délices, me réchauffe le cœur, m’amène à la fin de la journée avec un peu de soleil, même s’il est aussi artificiel que celui d’une cabine de bronzage et sans doute aussi dangereux que ses rayons UV. 


C’est la neuvième? onzième? douzième journée de vacances (guillemets) avec mes trois enfants (fatigue). Nous venons de rentrer d’une longue marche. L’air du dehors réduit toujours les disputes entre les garçons en même temps qu'il me permet de rêver à une vie facile et douce. Dès que nous sommes rentrés par contre, des disputes ridicules jaillissent du moindre Lego, les enfants redeviennent insupportables, idiots et égoïstes et je redeviens une mère qui n’est arrivée nulle part dans la vie. Sans doute les kilomètres de marche que j’enquille pourvu que je ne sois pas enfermée avec mes bourreaux me font-ils payer leur prix en me laissant rincée? À moins que… à moins que la lourdeur de mes jambes n’ait rien à voir avec ma fatigue, mais que la lourdeur vient des boulets qui me servent d’enfant?  


Voyez plutôt! On n’est pas rentrés depuis dix minutes que Milieu met des coups de pied dans le nez de son frère pour un jeu qui avait une tête à mal finir, que Dernier s’amuse à débrancher les lampes de la chambre de ses frères, que Grand met des pichenettes à Dernier pour le faire hurler. Bien vite, je me fâche sur Milieu qui ne veut pas se doucher, sur Grand qui taquine son cadet à force de nananananère par pure méchanceté et sur Dernier qui a encore chipé le déodorant de son père pour en asperger tout l’étage. Mais qu’est-ce qu’ils m’énervent, qu’est-ce qu’ils me hérissent! Comme elles sont loin ces belles balades à l’autre bout du monde, cette autre vie restée sur le pas de la porte! Je ne voulais que continuer à dévider le fil d’une rêverie éveillée où j’étais en Islande pour une série de rencontres sur mon roman, vendu à des millions d'exemplaires. J’étais en train de dire des choses intéressantes et drôles, dans un silence respectueux et admiratif quand voilà que depuis la salle de conférence, loin derrière la lumière qui m’éclairait, je sens voler quelque chose qui m'atteint en pleine face… des tomates… oui, ce sont des tomates que me lancent des spectateurs insatisfaits… ah oui, ce sont mes enfants qui me rappellent à eux en étant fort pénibles, en me lançant les tomates pourries de leurs disputes en pleine face. Alors que dans ma rêverie, j’étais légère, aimée, célèbre, célébrée, me voilà d’autant plus énervée après mes gosses qu’ils me font chuter de mon petit nuage, qu’en tirant sur les jambes de mon pyjama, ils me tirent vers le bas. Entrent dans une collision météoritique la montée de plaisir que je ressens à vivre dans ma tête des aventures extraordinaires qui ne coûtent pas cher, et la descente de déplaisir de ma vraie vie, difficile, celle où j’ai des gosses qui se disputent, où je ne sors jamais, où je ne parle pas à plus de dix personnes en une semaine, incluant les quatre membres de ma famille, où surtout je n’ai pas assez de temps pour écrire et pense plus à ce qu’on va manger ce soir qu’à la littérature, où, en somme, le best-seller n’est pas pour tout de suite ni sans doute pour jamais. 


Je me trouve d’un coup risible à avoir des rêves de grandeur et, alors que mes joues s’enflamment de honte, je me sens glisser dans le toboggan de la haine de soi. Je me dis qu’au lieu de perdre du temps à rêver d’être une chanteuse en tournée en Suède ou une conférencière acclamée en Chine, je n’ai qu’à travailler plus à être une écrivaine potable, hein! Je tente de sauver la face et de remonter le toboggan en rejetant la faute sur les lanceurs de tomate, en me disant qu’aussi, si je n’avais pas ces sales gosses qui me servent de marmots, je serai arrivée quelque part dans la vie, au lieu de n’en être nulle part dans ma carrière littéraire et de n’être qu’une mère qui galère, hein! Et puis, non, je sais que cette remontée que j’ai tentée ne mènera nulle part, j’accepte la descente, prends de l’élan et poum, m’en veux d’en vouloir à mes enfants, sais que l’idiote ici c’est moi, et puisque la honte est ma poursuite, je tombe cul par terre en bas du toboggan.


Finalement, je crois que je sais pourquoi, alors que je peux bovaryser facilement sur n’importe quel pays ou quel amoureux, je n’arrive pas à m’imaginer avoir d’autres enfants que les miens. Les miens, mes boulets, mes plombs dans l’aile à moi, sont aussi mes pieds sur terre. Ils sont là pour me rappeler la dure vérité: il faut travailler pour arriver quelque part et je n’ai pas droit au vol dans les nuages, je n’ai droit qu’à la longue marche, celle qui tire sur les jambes, fait mal aux pieds, celle où il n’y a pas de raccourci mais où, certains jours, on se réchauffe sous les doux rayons du soleil.


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