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Drôle d’aventure
 

Batailles choisies #581

Il m’est arrivé une aventure amusante et ridicule, une de ces aventures qui n’arrivent qu’à moi, qui font rire mon mari, qui me bousillent le dos et fabriquent les meilleurs souvenirs de famille. 🎒


 

J’ai souvent de très bonnes idées de sorties avec mes enfants. 

J’ai souvent aussi de très mauvaises idées de sortie avec mes enfants.

Généralement, mes mauvaises idées ont une tête à être des mauvaises idées. On voit venir le ratage, le dérapage, le viandage. Mari le sent toujours et tente de me dissuader à coup de “tu es sûre?”, “tu veux pas plutôt…”, “sinon, tu m’appelles et je m‘arrange…”. 

Mais non, non t’inquiète, ça va aller, moi j’aime mettre mes oeillères optimistes, j’aime me dire que ce qui importe n’est pas le but qu’on s’est fixé, qui n’est qu’une excuse, mais que c’est le chemin qui fait toute la saveur de la vie, et les bons souvenirs.


Ma très bonne idée du jour consiste donc à aller chercher Dernier à la crèche à pied (1 kilomètre) en prenant sa trottinette, nous rendre de là, moi à pied et lui en trottinette, au primeur et producteur du coin (2 kilomètres et demi supplémentaires) pour acheter nos fruits et légumes de la semaine que je mettrai dans un sac à dos de rando parce que le chariot de mon vélo a une roue crevée. De là, remonter jusqu’à la maison, 3 kilomètres en plus et dans la pente, en nous arrêtant aux diverses squares qui jalonnent le chemin, afin d’arriver à la maison à 18h30 pile, heure à laquelle Mari arrête de travailler. Tant que je n’achète pas de patates, ça ira, non?

- Tu es sûre? Tu veux pas plutôt y aller en voiture? Sinon, si c’est trop dur, tu m’appelles et je m‘arrange, hein, me dit Mari d’un air résigné. 


Évidemment: Dernier ne veut pas pousser lui-même sa trottinette, il faut le pousser avec difficulté jusqu’au primeur.

Évidemment: le primeur est fermé.

Évidemment: Dernier exige bientôt d’être porté.

Évidemment: plus j’essaie de raisonner Dernier, de lui dire que je suis fatiguée, que j’aimerais qu’il marche un peu parce que je ne vais pas arriver à la maison comme ça, plus il se bloque, chouine, gémit et refuse d’avancer tout seul.

Évidemment: les cheveux emmêlés dans mes vestes d’hiver, le dos suant, les bras tremblants et les jambes lourdes, je croise un de mes élèves dans un accoutrement de jogging digne du dernier jour d’un déménagement.


Le résultat de ma très bonne idée du jour est donc que j’ai présentement le sac à dos de la crèche sur le dos, que j’ai mis l’autre sac à dos, celui de randonnée où je devais mettre mes salades, par-dessus le premier; je porte Dernier sur mon bras droit et j’ai coincé sa trottinette dans l’épaule gauche; le jour est en train de tomber, le vent froid du soir s’est levé, il me reste les trois quarts du chemin à parcourir, tout en montée, et Dernier, qui refuse de marcher parce que dans les bras de Maman on peut plus facilement crier des mots incompréhensibles en pleine face d’un air joyeux tout en gigotant, s’évertue à me rendre la tâche de ne pas le faire tomber encore plus ardue. 


Vraiment, Héloïse, quelle idée… une idée de génie, vraiment… pourquoi tu te mets toujours dans des situations pourries comme ça, aussi? C’était sûr. Bon, ne pas prendre la voiture, certes, la planète tout ça, mais faudrait voir à réfléchir à ton dos et à ta fatigue, après comment tu vas supporter ton gosse jusqu’à la nuit? Non, non. Pas la peine de s’insulter, ni de paniquer. J’ai trois enfants. J’ai été dans des situations pires. Je peux complètement trouver une solution… réfléchis, Héloïse… Il y a des bus qui passent à cette heure-ci et qui montent vers la maison. Je ne les ai jamais pris et ils sont sûrement pleins mais tant pis. Il n’y a pas d’arrêt de bus, je ferai signe au chauffeur, ils stoppent sans problème au milieu de nulle part. Je crois que j’ai un peu de liquide pour une fois. Et puis, à 18h30 pile, si je ne suis pas arrivée, j’appelle Mari. Voilà, jusqu’à 18h30, je donne tout ce que j’ai et après, j’abandonne. J’ai vu pire. J’ai trois enfants, j’ai fait le Vietnam, moi, Madame.


Pourtant, je m’enfonce davantage dans le bourbier. Je vois s’enfuir avec un bus que je rate à quelques minutes l’espoir d’un répit pour mes jambes fatiguées. Je porte toujours mes deux sac-à-dos l’un sur l’autre, mon gosse à droite et sa trottinette à gauche, je suis toujours décoiffée et plus suante encore que tout à l’heure dans ma double veste et jogging d’hiver. Je me retourne toutes les cinq secondes parce que je ne veux pas rater le bus suivant, d’autant que je n’ai aucune idée de la fréquence de passage… J’ai l’air hagard et fatigué, mais j’ai surtout l’air d’avoir de très mauvaises idées de sortie.

Il fait désormais complètement nuit. Les phares des voitures me lancent des œillades méchantes tandis que les moteurs m'éclaboussent de leurs rires moqueurs. Soudain, un pick-up gris qui roulait à vive allure, en passant à côté de moi, ralentit, freine tout à fait et met ses warnings. La vitre côté passager descend. Mon chargement et moi nous approchons.


Qu'est-ce qui fait un bon souvenir, dans la vie? Se rappeler qu’on peut prendre la vie comme elle vient, la trouver drôle et légère, se trouver ridicule et s’aimer un peu malgré tout, se jeter à corps perdu dans de très mauvaises idées.


Vu ma tête, mon accoutrement et l’air général de loose qui émane de moi, quelqu'un se dit qu’il faut faire sa B.A et me proposer de m’amener quelque part. Je me doute donc que la personne qui s’arrête va me proposer de mettre un terme à mes souffrances. Les Chiliens sont des gens timides et discrets, ils ont peur de déranger ou peur que leur demande soit mal prise. Il a donc dû en coûter au quinquagénaire à cheveux blancs de s’arrêter pour offrir son aide à cette inconnue, tellement d’ailleurs qu’il me demande maladroitement:

- Vous allez quelque part?

- Euh, oui, je rentre chez moi, ai-je répondu non moins maladroitement.

- Vous voulez de l’aide? Enfin, je peux vous rapprocher?


La chance: le monsieur a un siège auto à l’arrière de son pick-up.

La chance: le monsieur a l’air gentil.

La chance: il ne reste qu’un kilomètre, d’ici là, il y a peu de chance qu’il soit un tueur en série ou que, s’il en est un, il ait le temps de sévir.


Euh, oui, d’accord, je veux bien monter Monsieur que je ne connais pas, c’est gentil. Dernier ne comprend pas bien pourquoi il est fourré dans le profond siège auto d’un pick-up inconnu, gémit un peu le temps que je m’assois devant et que je le rassure, on rentre à la maison, regarde, on va arriver plus vite, je reste là. Le monsieur et moi nous présentons, René, enchanté, enchantée, je suis Héloïse, j’habite un peu plus loin dans la résidence à côté de l’école, ah oui, vous habitez aux Brises, ah oui, je vois ce n’est pas très loin.


Lorsqu’on parle avec des gens qu’on ne connaît pas, qu’on est dans une situation inconfortable et qu’on cherche à rendre l’échange plus commode, j’ai remarqué qu’on brise la glace en disant des choses directes et sincères, en ouvrant immédiatement son cœur. Pour se donner confiance l’un en l’autre, donc, il me dit que son fils a quatre ans, qu’il va à la même crèche que le mien. Je lui réponds que j’ai souvent de très mauvaises idées de sortie, que mon Mari va se moquer de moi. Il ajoute qu’il est chef d’entreprise dans les matériaux de construction, qu’il a passé une journée pourrie au travail, qu’il est juste content de rentrer chez lui où sa femme l’attend avec le dîner. Ah, déjà? C’est là, oui, oui. Ah ben, d’accord, si vous insistez, juste devant chez moi, quel service!


Mari passe sa tête par la porte d’entrée et m’accueille de son air mi-étonné mi-résigné qui crie en silence “dans quelle aventure tu t’es encore embarquée?”


Dernier, trop content de voir son père, lui explique simplement en criant: camionnette! Monsieur! Monsieur! Monsieur, camionnette de monsieur!

- Monsieur, oui, on est rentrés avec un Monsieur, oui mon chou, dis-je avant de raconter à Mari les détails de ma très mauvaise idée de sortie, explication qu’il ponctue des attendus soupirs, “je t’avais dit” et autres “mais Chérie…”.


Il fait nuit noire mais dans la cuisine éclairée, nous sommes tout sourire. C’était une très mauvaise idée, mais ça nous a offert de très bons souvenirs.


D’ailleurs, le lendemain, je vais chercher Dernier à pied. Je n'irai pas jusqu’au primeur, je rentrerai directement. On a joué au square un peu mais là, il faut rentrer à la maison, attaquer la montée, celle qui décourage les jambes et les cœurs et je finis, comme de bien entendu, le sac de la crèche sur le dos, le gosse sur le bras droit et la trottinette coincée dans l’épaule gauche, le visage las et les guiboles qui flageolent.   


- Dernier, il faut que tu marches un peu, je suis fatiguée, là.

Dernier me regarde et me propose d’un air gentil:

- Monsieur, Maman, Monsieur?


L’un de nous deux a appris quelque chose de notre drôle d’aventure d’hier.


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣

Du plomb dans l'aile
 

Batailles choisies #577

Être mère et rêver de vivre une autre vie que la sienne: envolée rafraîchissante ou trajectoire d’Icare? (chaud devant) 🌤


 

Comme Emma Bovary, je rêve souvent à une autre vie. Dans ma tête, j’habite dans un autre pays, je rencontre un autre compagnon que celui que j’ai, je fais un autre métier, je suis célèbre, je suis chanteuse, artiste, conférencière, je suis écrivaine à plein temps, j’ai écrit un best-seller, je vis de mes rentes, je rêvasse à pourquoi je vis en Australie, aux circonstances de la vie qui m’ont amenée au Costa Rica, aux discussions que je tiens, aux rires qui éclatent dans le petit salon, aux paysages splendides que j’ai la chance de contempler depuis un chalet en Norvège. De la rêvasserie adolescente en somme, à bientôt 40 ans. En revanche, je n’arrive pas à imaginer ne pas avoir d’enfants, ni avoir d’autres enfants que ceux que j’ai, je ne sais pas pourquoi. 


Bref, en ce moment, j’ai dans ma tête des histoires d’amour et de succès qui se passent en Asie ou en Islande, avec une bande-sonore de piano et de samba qui fait mes délices, me réchauffe le cœur, m’amène à la fin de la journée avec un peu de soleil, même s’il est aussi artificiel que celui d’une cabine de bronzage et sans doute aussi dangereux que ses rayons UV. 


C’est la neuvième? onzième? douzième journée de vacances (guillemets) avec mes trois enfants (fatigue). Nous venons de rentrer d’une longue marche. L’air du dehors réduit toujours les disputes entre les garçons en même temps qu'il me permet de rêver à une vie facile et douce. Dès que nous sommes rentrés par contre, des disputes ridicules jaillissent du moindre Lego, les enfants redeviennent insupportables, idiots et égoïstes et je redeviens une mère qui n’est arrivée nulle part dans la vie. Sans doute les kilomètres de marche que j’enquille pourvu que je ne sois pas enfermée avec mes bourreaux me font-ils payer leur prix en me laissant rincée? À moins que… à moins que la lourdeur de mes jambes n’ait rien à voir avec ma fatigue, mais que la lourdeur vient des boulets qui me servent d’enfant?  


Voyez plutôt! On n’est pas rentrés depuis dix minutes que Milieu met des coups de pied dans le nez de son frère pour un jeu qui avait une tête à mal finir, que Dernier s’amuse à débrancher les lampes de la chambre de ses frères, que Grand met des pichenettes à Dernier pour le faire hurler. Bien vite, je me fâche sur Milieu qui ne veut pas se doucher, sur Grand qui taquine son cadet à force de nananananère par pure méchanceté et sur Dernier qui a encore chipé le déodorant de son père pour en asperger tout l’étage. Mais qu’est-ce qu’ils m’énervent, qu’est-ce qu’ils me hérissent! Comme elles sont loin ces belles balades à l’autre bout du monde, cette autre vie restée sur le pas de la porte! Je ne voulais que continuer à dévider le fil d’une rêverie éveillée où j’étais en Islande pour une série de rencontres sur mon roman, vendu à des millions d'exemplaires. J’étais en train de dire des choses intéressantes et drôles, dans un silence respectueux et admiratif quand voilà que depuis la salle de conférence, loin derrière la lumière qui m’éclairait, je sens voler quelque chose qui m'atteint en pleine face… des tomates… oui, ce sont des tomates que me lancent des spectateurs insatisfaits… ah oui, ce sont mes enfants qui me rappellent à eux en étant fort pénibles, en me lançant les tomates pourries de leurs disputes en pleine face. Alors que dans ma rêverie, j’étais légère, aimée, célèbre, célébrée, me voilà d’autant plus énervée après mes gosses qu’ils me font chuter de mon petit nuage, qu’en tirant sur les jambes de mon pyjama, ils me tirent vers le bas. Entrent dans une collision météoritique la montée de plaisir que je ressens à vivre dans ma tête des aventures extraordinaires qui ne coûtent pas cher, et la descente de déplaisir de ma vraie vie, difficile, celle où j’ai des gosses qui se disputent, où je ne sors jamais, où je ne parle pas à plus de dix personnes en une semaine, incluant les quatre membres de ma famille, où surtout je n’ai pas assez de temps pour écrire et pense plus à ce qu’on va manger ce soir qu’à la littérature, où, en somme, le best-seller n’est pas pour tout de suite ni sans doute pour jamais. 


Je me trouve d’un coup risible à avoir des rêves de grandeur et, alors que mes joues s’enflamment de honte, je me sens glisser dans le toboggan de la haine de soi. Je me dis qu’au lieu de perdre du temps à rêver d’être une chanteuse en tournée en Suède ou une conférencière acclamée en Chine, je n’ai qu’à travailler plus à être une écrivaine potable, hein! Je tente de sauver la face et de remonter le toboggan en rejetant la faute sur les lanceurs de tomate, en me disant qu’aussi, si je n’avais pas ces sales gosses qui me servent de marmots, je serai arrivée quelque part dans la vie, au lieu de n’en être nulle part dans ma carrière littéraire et de n’être qu’une mère qui galère, hein! Et puis, non, je sais que cette remontée que j’ai tentée ne mènera nulle part, j’accepte la descente, prends de l’élan et poum, m’en veux d’en vouloir à mes enfants, sais que l’idiote ici c’est moi, et puisque la honte est ma poursuite, je tombe cul par terre en bas du toboggan.


Finalement, je crois que je sais pourquoi, alors que je peux bovaryser facilement sur n’importe quel pays ou quel amoureux, je n’arrive pas à m’imaginer avoir d’autres enfants que les miens. Les miens, mes boulets, mes plombs dans l’aile à moi, sont aussi mes pieds sur terre. Ils sont là pour me rappeler la dure vérité: il faut travailler pour arriver quelque part et je n’ai pas droit au vol dans les nuages, je n’ai droit qu’à la longue marche, celle qui tire sur les jambes, fait mal aux pieds, celle où il n’y a pas de raccourci mais où, certains jours, on se réchauffe sous les doux rayons du soleil.


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