Batailles choisies #204
En deux mots:
C’est un coup de poignard que je n’oublierai jamais: ma belle-mère, alors qu’elle sait que je ne vais pas bien du tout, qui me dit un jour que “oui mais bon, la maternité, c’est un sacrifice”. Je rouvre un chapitre douloureux.
Je repense au thread d’Illana Weizman sur le sexisme intériorisé par les femmes, en particulier à propos de la maternité, accouchement et période du post-partum: des mères qui en traitent d’autres de “chochottes”, en mode “les cruches, elles savent pas que l’accouchement ça fait mal!” et autres “elles croient qu’un bébé, c’est une partie de plaisir”:
La (nouvelle) mère qui entend ce genre de réplique ne peut avoir qu’une réaction: se taire et se sentir coupable (peut-être que j’aurais dû savoir?). Mission accomplie: ressenti des mères aboli.
Je veux abonder en évoquant une période difficile de ma vie et cette réplique donc, “la maternité est un sacrifice”, dont je ne me suis jamais tout à fait remise.
C’est un moment dont j’ai peu parlé, que j’ai gardé pour moi, parce que la douleur qui en a surgi a longtemps été trop vive. Si elle commence à s’estomper, c’est moins parce qu’elle est dans le passé que parce que j’ai compris d’où elle venait.
Il y a bientôt cinq ans, j’ai déménagé au Chili avec mon fils aîné, qui est alors un nourrisson de deux mois. Je suis seule avec lui, dans un appartement à peine meublé, de 7 heures du matin à 7 heures du soir, pendant que son père est au travail. J’ai déménagé dans une ville où je ne connais personne. Je ne connais d’ailleurs pas la ville non plus. Je n’ai pas de perspective professionnelle. C’est le début de l’automne. Je n’ai aucun loisir, aucune activité qui me permette de me lier avec des gens. Je n’ai que mon bébé et mon mari. Nouvelle mère, je manque d’expérience et de repères, mauvais sommeil de mon fils et allaitement difficile me sucent des forces déjà chancelantes.
C’est une descente aux enfers. La période la plus malheureuse de ma vie.
Je suis en train de me noyer.
J’ai l’impression de chercher de l’aide, chaque jour plus mais chaque jour avec moins de succès.
Un médecin à qui je dis mon mal-être me répond que le problème de nos jours c’est que les femmes veulent trop en faire, alors que passer la journée en pyjama avec son enfant, c’est le rêve - il a dû en passer des heures à son cabinet pour dire des conneries pareilles.
Ma belle-famille, notre seul point d’ancrage, adore les photos de bébé rieur, mais est rarement disponible le week-end pour venir nous voir - le bébé qui rit, je gère, c’est celui qui pleure toute la nuit avec lequel j’ai plus de mal.
Mon beau-frère, qui est médecin, n’a pas d’enfant, finit par se demander si je vais bien, pense que je dois manquer de fer et m’envoie faire des examens - je n’ai pas besoin de steak, juste d’une existence propre.
Mon mari ne peut que me remonter le moral, avec un optimisme et des encouragements qui me semblent si à côté de la plaque - encourage-moi tant que tu veux, mais sauve-moi de la noyade surtout.
Ma descente aux enfers continue, je poursuis ma chute et je me demande avec effroi jusqu'où je vais tomber.
J’en viens, au beau milieu d’une nuit trop longue, par dire en pleurs à mon mari: je n’y arrive plus, je n’y arrive plus, il faut qu’on trouve une crèche, peut-être pas tous les jours, peut-être juste quelques heures par semaine, mais quelque chose, un peu, je n’y arrive plus, par pitié.
J’ai fini par comprendre que personne ne m’aidera, que je dois trouver, moi, une solution. Mon mari n’est qu’à moitié convaincu, mais il voit que je suis au plus mal.
Alors avec mon marmot en porte-bébé, dans un pays dont je ne connais pas bien les ressources en termes de garde d’enfants, je cherche des crèches, je vais en visiter quelques-unes, on fait les comptes pour voir comment payer, dans notre situation économique de famille en nouveau départ.
Mon fils a alors quatre mois. Une crèche qui nous convient l’accepterait (au Chili, les crèches prennent les enfants autour de six mois, après un congé maternité long).
La semaine prochaine, il peut commencer.
La semaine prochaine, ma descente aux enfers s’arrête.
Mon mari reçoit un soir un appel de sa mère. Il lui dit que la semaine prochaine, notre fils ira à la crèche le matin.
J’entends le silence à l’autre bout de la ligne, puis la conversation grésillante.
-Non, ne faites pas ça, il est si petit, il n’a que quatre mois.
-C’est juste qu’Héloïse est très fatiguée, elle a besoin de relais.
-Mais nous, on peut aider avec ça, on peut venir certains week-ends.
-Non, il faut quelque chose de plus régulier.
-Quatre mois, c’est vraiment trop jeune. Vous allez le rendre malheureux, le pauvre.
-Mais Héloïse ne va pas bien…
-Dis-lui qu’il faut qu’elle s’y fasse, que la maternité est un sacrifice.
Paraît-il que quand les hommes et femmes tombés à la mer tentent de monter dans un canot de sauvetage qui est déjà plein, ceux qui sont dans le canot les assomment à coup de rames ou leur coupent les doigts à la machette pour les empêcher de le faire chavirer.
C’est ce que je ressens.
Je n’oublierai jamais ce qu’a signifié pour moi cette petite phrase dite pour le bien de l’enfant. Cette solitude devenait officielle, n’était plus liée à une série de contingences, brisait en mille morceaux ma volonté de pardonner à cette belle-famille qui ne me tendait pas la main, ils ne comprennent pas ce que je vis, essayais-je de me convaincre. Quelle distance, cela mettait entre moi et le monde! On me disait: tu te sens seule, abandonnée à ton sort? Tu as raison. Tu es seule. La maternité est un sacrifice. Ton sort à toi, on s’en moque.
On n’a pas mis mon fils à la crèche, finalement. On a cédé sous la pression familiale.
On a trouvé rapidement une autre solution, une auxiliaire géniale qui venait à la maison les après-midis. Ça a eu le même effet pour moi: j’ai revécu, j’ai eu ma bouée de sauvetage. Si je suis honnête, je devrais dire, vue la direction tragique dans laquelle m’entraînait cette chute vertigineuse: j’ai survécu.
Ma rancune envers ma belle-mère a longtemps été tenace. Derrière cette petite phrase, il y avait une réalité, pas seulement des mots maladroits. “Sacrifie-toi” voulait dire en pratique qu’il n’y aurait envers moi, pour mon bien, aucun effort tangible, aucune interrogation envers ce que je vivais, aucune empathie. La mère doit s’effacer, c’est bien normal. L’essentiel c’est l’enfant, n’est-ce pas?
Mes proches, mari et belle-famille, ont une réelle part de responsabilité dans ma descente aux enfers. Ils se sont aveuglés, n’ont pas voulu entendre ce que je disais clairement, parce que ça leur aurait demandé des efforts. Je suis aussi responsable de n’avoir pas pris la mesure de ce changement de vie, tout comme les discours de société qui m’ont environnée, qui minimisent les chamboulements.
Pourtant, avec le temps, avec le recul de ces cinq années, en connaissant mieux la vie de ma belle-mère, j’ai, non pas pardonné, mais compris cette petite phrase coup de poignard. J’ai essayé de ne pas juger, même si l’absence d’empathie dans un tel moment de ma vie reste marquée au fer.
D’abord, la réalité d’une expatriation comme la mienne, d’un déracinement, arrachement même, lui était parfaitement inconnue et pas dans ses cordes de compréhension.
Mais surtout, elle fait partie de ces femmes qui se sont sacrifiées pour leurs enfants. Elle est restée dans un mariage raté pendant deux décennies, pauvre après la séparation, poster-girl pour la précarité des femmes, leur maintien dans un statut dominé par le biais du travail parental et domestique qui leur a été imposé en leur faisant croire que là était leur bonheur. Alors cet accomplissement de soi par le biais de la maternité, elle s’y accroche.
Car peut-elle réellement regarder en face ce qu’elle appelle un “sacrifice”, en y mettant quelque chose de temporaire, qui se fait pour un bien supérieur?
Écouter la parole des mères oblige à l’empathie, d’abord, à la colère, ensuite. Lancer des “chochottes” permet de les éviter.
Est-ce qu’une femme qui me demande de me sacrifier peut réfléchir à l’injustice subie, lâchons le mot: à sa propre oppression? Elle ne se voit maintenant que comme une résiliente, qui a survécu à des moments difficiles de la vie et en est ressortie plus forte.
La résilience est un bien beau mot pour passer la pommade sur une injustice.
Regarder en face ce sacrifice au lieu de le passer aux suivantes, c’est s’attaquer à une douloureuse vérité intérieure, à un doute désagréable, qui peut faire séisme et qu’on préfère garder sous terre.
Il est si facile de passer un fardeau en disant “vas-y, c’est à toi de le porter”, bien plus facile que de se demander qui devrait réellement porter ce fardeau. Il est si facile de reproduire ce qu’on a vécu, et si difficile de remettre en cause le modèle auquel on s’est conformé, même s’il nous a rendu malheureux.
D’autant que la sortie de la rhétorique du sacrificiel impose d’entrer dans un mode inconfortable: l’injustice exige le combat, la remise en question, elle nous donne des armes qu’on se sente ou non la force ou la volonté de se battre.
Je ne juge pas les non-combattantes. Ne les traiterais jamais de chochottes.
Mais à celles qui jugent et s’esclaffent qu’on puisse encore parler d’injustice dans la parentalité, je voudrais rappeler qu’il n’y a aucune gloire à crier à une femme qui se noie qu’elle n’avait qu’à apprendre à nager.