Batailles choisies #605
Un mari 10 jours en déplacement professionnel, ou le Koh Lanta maternel. Survivra? Survivra pas? Épisode 2: où Médée achète une tritureuse à culpabilité. ❤️🔥
Jour 3
L’école et la crèche ont fait leur travail: nous nous retrouvons tous les cinq, les trois enfants, Papi et moi, à 17 heures. Chacun s’est occupé à quelque chose sans les autres, tout le monde est content de se revoir et tout roule, ce soir, à peine de menues tensions pour le coucher.
Bilan de la journée?
Les choses importantes ont été réalisées: les enfants ont quelque chose dans le ventre, je ne leur ai pas crié dessus. Les choses accessoires, comme les devoirs, les cinq fruits et légumes par jour, le lavage de dents et le rangement des jouets, ont été laissées sur le côté, en tas de culpabilité. Mais, vous savez, je vais me servir de la tritureuse à culpabilité que j’ai louée pour cette semaine. Ben oui, les enfants dorment à l’heure et personne ne gardera le souvenir d’une mère écumante de rage et dépassée. C’est la réussite, quoi, et ça mérite de faire vrombir cette toute nouvelle machine qui m’évite de penser que je dois faire encore plus.
Jour 4
Mais ils sont aussi pénibles, pour les dîners, d’habitude? Faut croire, oui, parce que Mari n’est certes pas là, mais sa présence se fait sentir. Je reprends son rôle de belle-mère, tenez-vous droits, on ne parle pas de ça à table, on ne mange pas avec les mains, on ne lèche pas son assiette, on ne rote pas à table, on ne pète pas non plus, non! Mais enfin, les enfants! Ils sont particulièrement mal élevés, sales et idiots ce soir, profitant sans doute de l’absence de leur père pour s’en tirer à bas coût.
- Milieu, tu veux un dessert?
- Oui, je veux un dessert de caca!
- Grand, ramène ton assiette à la cuisine.
- D’accord, et je vais me faire un dessert de prout.
- Caca, prout, prout, caca, prout!
- Mais enfin, Dernier, finis tes pâtes et ne dis pas de bêtises!
Après le dîner, les enfants jouent aux trois petits cochons, ce qui leur va d’autant mieux les mains pleines de pesto et les mentons dégoulinants de yaourt à la mûre. Ouf, sonne la douche, sonne l’heure, Papi s’occupe de Grand pour que j’endorme les petits.
Allez, un jour de passé. Ils ne se tiennent pas mieux à table, mais ils dorment, et c’est l’essentiel. Mari reprendra le manuel de la baronne de Rotschild.
Jour 6
Dernier infernal. Dernier perdu. Dernier insupportable, chouinard, capricieux, hurleur, Dernier violent, agressif, méchant.
Qu’est-ce donc, ce qui le fait se rouler par terre puis me poursuivre en m’insultant et en cherchant à me frapper? Je ne lui ai pas laissé renverser le fauteuil du salon pour sauter dessus. Et pour ça, Dernier m’envahira de ses pleurs, de ses cris, de sa rage rugissante. Sa frustration a ouvert la boîte de Pandore des enfants de deux ans: toutes ses peurs, toutes ses tensions, toutes ses émotions innommables prennent dans un grand courant d’air le nom de Papa, qu’il appelle à pleurs déployés, Papa, Papa, Papa. À partir de là, je n’ai plus qu’un objectif pour la soirée: ne pas le baffer. Je dois nous protéger tous les deux. Je n’arrive pas à le calmer, et le traîne, ainsi que ma mission d’être une mère non-violente, de plus en plus lourdement. Dernier, mon boulet.
Qu’a-t-il, maintenant, à pleurer alors que j’ai déjà cédé au biscuit et au jus? Sait-on jamais ce que contient la boîte de Pandore?
C’est simple: c’est une soirée ratée, comme il y en a eu tant d’autres avant et comme, j’espère, il en aura moins (ou d’un autre style de plantage, sans doute) dans les années à venir. Où s’est-on loupés, avec Papi? Sait-on ce qui a fait péter le couvercle de la boîte? J’étais retenue en conseil de classe au collège, Papi a dû récupérer Dernier de la crèche. Lui a-t-il donné un biscuit en trop, qui lui a coupé l’appétit pour le dîner, ce qui nous a fait entrer dans un cercle vicieux où Dernier n’avait pas assez faim pour manger correctement, mais n’avait pas assez mangé pour exister correctement? Ou est-ce que sa routine, la routine à laquelle il tenait d’autant plus que son père est absent depuis plusieurs jours, a connu un changement de trop? Ou est-ce que je suis simplement fatiguée?
Peut-on jamais vraiment savoir, avec les enfants? Ils sont horribles sans qu’on sache ce qu’il leur arrive. Ils chouinent des chagrins indicibles, ils pleurent des peines profondes et incompréhensibles, ils hurlent des pensées confuses, et de tout ça, leur sort de la morve plein le nez, qui m’énerve encore plus. La soirée est ratée. Un bref moment de jeu entre les trois garçons lève un peu la tension, avant de retomber dans la routine, poussive jusqu’au coucher. Lorsqu’enfin, le dragon dort, enfin, lorsque je ne peux clamer que la maigre victoire de n’avoir frappé personne, je laisse un long message plaintif à Mari… qu’il ne lira, décalage horaire oblige, que demain.
Jour 7
Sait-on jamais pourquoi un enfant se met à réclamer son père absent depuis une semaine? Pourquoi ce soir, en particulier? Sans doute, bien sûr parce que je suis très fatiguée et que les dieux de l’Olympe s’ennuient et aimeraient, pour se divertir, voir se jouer, ici-bas, la tragédie de Médée? Deuxième soirée très difficile d’affilée! Alors que les jours précédents ont roulé et que je pensais qu’on s’en sortait bien…
Dernier a passé une heure, de retour de la crèche, à pleurer et réclamer son père. J’ai tout essayé, câlins, livre, j’ai cherché par tous les moyens à le nourrir, tout en évitant les caprices et les demandes fantasques de crêpes sans rien pour le dîner, que j’ai refusé d’abord, longtemps, avant d’abandonner parce que, là, présentement, l’urgence est de le faire sortir de cet état, et tant pis s’il mange des crêpes et des céréales au dîner. L’humeur des enfants est une poutre sur laquelle les meilleures gymnastes ont perdu l’équilibre. Ces derniers jours, j’ai réussi de belles soirées acrobatiques, telle Simone Biles. Là, en revanche, je viens de me prendre une belle gamelle. Les crêpes n’ont pas particulièrement aidé l’humeur, il est pire qu’avant et j’en suis sérieusement amochée. Je ne suis pas sûre de tenir cette deuxième soirée terrible.
Comment s’en sortir, quand on perd pied?
Aujourd’hui j’ai justement lu un dépliant pour parents sur l’éducation émotionnelle: face à une crise, il faut d’abord se centrer sur soi, retrouver sa contenance, son calme. J’ai beau cherché, pourtant, de calme je n’ai que le grand vide intérieur et la colère qui s’y cache. Sans doute, ce calme est-il parti à l’autre bout du monde avec l’abandonneur de maman…
Tant bien que mal, nous arrivons tous en un seul morceau au coucher… sauf qu’avant la libération, se cache la pire sale de torture psychologique: la manie qu’a Dernier de me tripoter les seins, de poser sa main les bons jours, ou de triturer mon téton les mauvais, pour s’endormir. Son doudou à lui et mon purgatoire. Je trouve cette manie insupportable mais il faut bien que je dorme. Je sacrifie mon intégrité pour mon sommeil, me laisse tripoter pour faire des nuits complètes, pour qu’au moins, la nuit, il n’y ait pas de batailles. À mesure que ses yeux se ferment, ma colère recule, retournant doucement à sa tanière.
Dans le grand feu de Koh-Lanta, j’ai envie d'éliminer tous les hommes de ma vie.