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Dernier - Trois naissances
 

Batailles choisies #208

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Naissance de mon troisième enfant: le switch. Oui, oui, encore une féministe qui a aimé accoucher dans la douleur. Sont toutes frappées ou quoi?


 

(Janvier 2021, petit matin, Chili) 



Il y a des journées qui commencent en éclat de rire.



Dans la cuisine, sept heures trente du matin, je finis de préparer la lunchbox de Milieu. Ma poche des eaux s’est fissurée durant la nuit, mon gynécologue et ma sage-femme m’ont confirmé qu’il fallait partir aux urgences, j’ai attendu le petit matin pour réveiller mon mari, histoire que la journée débute le plus normalement du monde pour la famille: on va déposer Milieu à la crèche et continuer notre route jusqu’à la clinique. Notre troisième n’était pas prévu avant deux semaines, la fissure nous prend donc un peu de court, mais que peut-on y faire?

Mon mari entre dans la cuisine donc, sept heures trente. Il a un air inquiet, son visage est fatigué. Je le connais ce visage, c’est celui qui stresse parce qu’il va falloir prévenir le travail, qui se dit oh, non, il nous restait deux semaines pour s’ajuster. Il me regarde à peine, ouvre le placard où on range les médicaments et s’enfile deux comprimés pour la migraine.  

J’éclate de rire et lui dis: tu comptes passer une mauvaise journée, c’est ça? 

« Les trois clés de la réussite »


Aux urgences, des déconvenues angoissantes me prennent de toutes parts à la gorge: comment ça, ma sage-femme est en vacances? Comment ça, une seule salle nature et elle est prise? Comment ça, il est possible qu’on déclenche?

Ces déconvenues sont finalement vite passées: ma sage-femme est là, la salle nature est libre, le travail se met en route de lui-même. 

 

Je veux un accouchement physiologique. 

Dans ma tête, c’est mon dernier enfant. C’est ma dernière chance de vivre cette expérience, qui me semble belle autant qu’elle m’effraie. Ces dernières semaines, j’ai regardé vidéos après vidéos sur Youtube, témoignages, séances de préparation, conseils. Une sage-femme qui s’y connaît m’a été recommandée par mon gynécologue.  Sa compétence et son soutien à mon projet m’ont donné une confiance totale en elle. J’ai fait quelques séances avec elle ainsi que les exercices qu’elle m’a indiqués.

Je lui demande, en arrivant dans la salle nature, combien de temps elle va rester avec nous. Un peu étonnée par ma question, elle me répond: “mais tout le temps! Je suis là juste pour toi”.

Une des vidéos regardées pour conforter mon projet d’accouchement physiologique donnait les trois mots-clés pour mener à bien ce projet: sécurité, obscurité et confiance.

Sécurité: c’est bon.

 

La salle nature est divisée en deux: d’un côté, grande fenêtre stores baissés, une table gynécologique camouflée en lit, table d’examen et chariot de néonatologie de rigueur cachés dans un coin, au plafond un crochet pour suspendre un tissu; de l’autre, l’espace nature, complètement plongé dans l’obscurité, sans fenêtre, les murs tapissés d’un papier peint aux motifs bambou, ressemblant à un fond d’écran gratuit - salle nature, on aura compris. Il y a surtout dans ce coin un ballon, une grande baignoire, une sorte de bidet plutôt effrayant et au sol des tapis de gymnastique.

Je remarque que devant la porte est tiré un long rideau qui atténue à la fois la lumière et le bruit du couloir de la maternité.

Deuxième point, l’obscurité: check!   




N’en reste plus qu’un: la confiance.

Je suis parfaitement sereine, étrangement relax. Je m’en étonne autant que mon mari d’ailleurs, qui m’imaginait hurlant de douleur toute la journée. 

Non. 

Les premières heures de travail passent toutes seules, le ballon et la respiration me font glisser sur les contractions. Je ferme souvent les yeux, je marche un peu, je ne parle quasiment pas. 

L’ambiance est feutrée. Il fait chaud. Moi qui avais peur du port du masque, obligatoire en ces temps de pandémie, il me fait étrangement du bien: j’ai enlevé mes lunettes, et grâce au masque et à ma très forte myopie, je suis hors d’atteinte d’autrui, comme dans une bulle. 

Je suis décidée à ne pas connaître l’heure, à ne pas demander de précisions médicales pour éviter de faire entrer mon raisonnement dans des calculs, pour éviter de jauger ma douleur en fonction des centimètres de dilatation du col.

Ma bulle n’éclatera pas, j’en suis certaine. Ma sage-femme, mon mari et moi ne seront pas dérangés. 

On ne s’occupera que de moi, et de mon bébé. 

Et elle, surtout, s’occupe de moi. Ma sage-femme, Bettina, est avec nous du début à la fin. 

Elle me fait penser à la fée d’un conte: elle pare à mes besoins, discrètement, en silence, passant avec sa baguette magique tout autour de moi sans me forcer ni s’imposer. Elle sait ce qu’il me faut, m’y conduit avec douceur, n’insiste pas si je ne veux pas, m’encourage et me félicite.

Elle chantonne doucement.

Place dans mon cou et derrière mes oreilles de l’huile d’aromathérapie.

Me masse.

Me susurre des félicitations.

Met un peu de musique.

C’est une fée.

C’est bien une sage femme.

 

Le travail continue doucement, mes sensations durant les contractions sont peu douloureuses, à peine désagréables. Le feu dans les reins et le ventre qui durcit abdiquent face au pouvoir d’un souffle bien contenu, d’une expire savante. Je suis parfaitement tranquille, en pleine maîtrise

Je peux même, dans cette phase du travail, m’amuser du monde extérieur et comparer ma sage-femme féerique avec mon gynécologue qui, durant l’après-midi, fait irruption dans notre bulle de sérénité.

Par contraste avec l’impassible Bettina, mon gynécologue vient me saluer avec la grâce et la discrétion d’un entraîneur de foot encourageant son équipe avant le match: 

- Salut les jeunes, alors, ça va ou bien?

Il parle fort:

- Bon, ben c’est pour aujourd’hui, hein!

Je suis persuadée qu’il va nous proposer d’aller faire la troisième mi-temps, hein, ça le fait, hein. Bonne chance, hein, vous allez y arriver! 

Mes paroles depuis mon arrivée dans la salle sont rares. Ma bulle est un bien à préserver alors à ses encouragements maladroits, je réponds à peine, je me contente d’esquisser un sourire paisible qui ne se voit pas sous mon masque. Ma sage-femme sent aussi qu’il est essentiel que notre bulle n’éclate pas. Elle répond à peine à son collègue et son silence, joint à des gestes qui ont nettement pour but de lui faire quitter la pièce, doivent lui faire comprendre qu’il dérange, là.

- Moi, je suis très envahissant avec les femmes, dit-il d’un rire lourd. 

C’est vrai. La sage-femme en susurrant le met dehors. 

Cette parenthèse m’a fait sourire et m’a fait repenser au moment où je lui ai fait part de mon projet de naissance physiologique et que j’avais eu l’impression de donner à quelqu’un qui mange un steak tartare une recette de lasagnes végétariennes.

- Je veux me préparer à une naissance physiologique.

- Oui, d’accord, pas de problème.

- Une naissance sans péridurale et sans anesthésie.

- Comment ça? Un accouchement physiologique, mais sans anesthésie? me demande-t-il d’un air incrédule.

- Oui, c’est ça.

- Mais, tu veux dire sans anesthésie du tout? 



Je reste, heureusement, dans ma bulle. Ça doit être l’ocytocine, la chaleur et la sérénité qui règnent dans la pièce, mais contrairement à mes deux premiers accouchements, j’ai le sentiment de vivre cette naissance avec mon mari. J’apprécie ce moment de proximité avec lui, ce moment d’intimité que l’année Covid aura eu tant de soin de rendre impossible, entre les enfants et le télétravail.

Je suis bien.

Lorsque ma poche des eaux se rompt définitivement, que du liquide coule abondamment, les contractions se font davantage sentir et en plus du ballon, j’ai besoin de me suspendre grâce au crochet. Le feu se déclare dans mes reins, j’inspire, retiens mon souffle, suspendue à l’écharpe, puis souffle avec vigueur. 

Bravo, me susurre Bettina. C’est parfait, ce que tu fais.

« Du chant à la transe »




Derrière les stores, je sens que la lumière crue du jour a décliné. L’après-midi est donc presque passée! 

Le silence dans lequel nous sommes est rompu soudain par le bruit de l’eau qui coule. Ma sage-femme prépare le bain et me prend doucement par la main pour m’y installer. Mon cerveau rationnel se dit que puisqu’on passe au bain, c’est que le travail avance et que la douleur va devenir plus intense, avant que je ne chasse cette pensée logique. Non, reste dans ta bulle, concentre-toi sur tes sensations, sur le chant, ça va être pour maintenant.


Durant une de nos séances de préparation, mon mari, la sage-femme et moi avions travaillé sur des exercices de vocalisation. Pour contrer la douleur au moment où elle devient réellement intense, vers la fin du travail, il faut faire des Ô et des  un peu gutturaux qui emplissent tout le corps de vibrations. Ces vocalisations en Ôôôôô et Ââââ se chantent la bouche pendante avec un air d’idiot du village. Le but est donc de faire vibrer le bas du ventre, d’éviter aussi les cris de douleur qui créent de la panique et sont inefficaces, mais aussi d’entrer dans une sorte de transe.

Mon mari et ma sage-femme vocalisent en même temps que moi, pour m’accompagner, nous donnant l’air d’une secte. Le résultat, durant la consultation et à la maison pour s’entraîner, est d’être parfaitement ridicule. 

Sauf que les Ô et les  fonctionnent réellement. 

Alors assise dans la baignoire, le visage quelques millimètres au-dessus de l’eau très chaude, nos vocalisations emplissent la salle. Quand une contraction monte, j’inspire, retiens ma respiration puis bêle des Ô d’abord, puis des Â. La vibration me fait un bien fou. 

Je commence par des trémolos comme on a travaillé, scolaires, avant que la douleur, de plus en plus intense, me fasse bêler avec sincérité, que je chante mes Ô et  avec toute mon âme.

Dans l’eau, ma sage-femme me fait un toucher vaginal pour vérifier où j’en suis: ah? Seulement à 7 cm? J’aurais préféré ne pas savoir, s’engouffrent avec la pensée rationnelle tous les doutes sur ma capacité à arriver au bout de cette aventure. Il paraît que les trois derniers centimètres sont les pires, je ne sais pas si je vais pouvoir… avant que ma sage-femme ne casse cette spirale de défiance envers moi-même en me murmurant: c’est parfait, Héloïse, tu vas y arriver!

Bettina a enlevé mon masque. A-t-elle le droit dans cette clinique aux protocoles sanitaires très stricts? Personne ne le remarquera, ou tout le monde fera semblant de ne pas le remarquer. 

Je commence à serrer les dents avant chaque contraction, sors mes  fort comme une alarme. Il est temps de changer de position, me suggère la fée: à quatre pattes dans l’eau, des mains me massent le bas du dos. Mes Ô et mes  sont de plus en plus primaux à mesure que mes sensations se font plus intenses: j’ai l’impression que mes os craquent, d’abord tout en bas de mon dos, puis en haut et de nouveau en bas. Je crie au milieu de mes bêlements qu’on me masse ici, qu’on m’appuie en bas, plus bas, non plus haut. C’est le bassin qui s’ouvre pour laisser descendre le petit, c’est une sensation angoissante, comme si les os étaient brisés un à un, lentement et cruellement, avec des bruits de craquement sadique.   

Je sens que mon intestin a envie de se vider, que j’ai envie d’aller à la selle. Un bref retour à la pensée logique m’informe que c’est le signe que la fin est proche, je l’ai entendu dans des témoignages, et je me souviens de mes premiers accouchements. 

Ma sage-femme me dit qu’on va sortir du bain, qu’on va m’examiner. Elle a le temps de me féliciter, encore, de dire des paroles encourageantes: “tu as eu les douleurs les plus fortes, là il n’y aura rien de plus fort, bravo”. 

Elle me glisse doucement à l’oreille que si je veux un analgésique, c’est possible. Non, non, ça va. 




Je sors de la baignoire, mari et sage-femme m’essuient, je demande à garder une serviette sur les épaules pour ne pas avoir froid. Pas par pudeur: je suis complètement nue et de toute façon je suis ailleurs, dans une sorte de transe, je m’en moque d’être comme ça. Je remarque qu’il y a d’autres personnes dans la salle, ou plutôt je remarque des silhouettes, mais ça m’est égal. Dans ma bulle, nous ne sommes que trois, trois et demi, trois et trois-quart, c’est pour bientôt.

« Le switch »



Je ne peux plus me déplacer seule, la douleur m’engourdit, je navigue à vue. Mes Ô et mes  résonnent au milieu des inconnus entrés sans que je les remarque.

Je bêle. Je suis nue. Je sens que je vais me faire dessus. Mais je m’en fous. 

La sage-femme me répète qu’elle va m’examiner et me prend la main pour m’amener vers l’autre partie de la salle, celle où se trouve la table gynécologique maquillée en lit pour faire plus accueillant.

Je suis devant le lit, Bettina me prend doucement les épaules pour me tourner et m’installer pour l’examen. 

Sauf que.

Sauf que.

Je sens que vient ce que je prends pour une autre contraction. 

Sauf que.

Non, c’est différent.

C’est tout autre chose. Une douleur, poignante, comme une trituration à vif de mon corps, m’écrase sur la table. C’est le passage du bébé (je le saurai après), une douleur presque insupportable (elle m’a peut-être un peu enjolivé les choses la sage-femme en me disant que mon pic de douleur était atteint!). La déformation de ma chair me cloue sur le lit et me fait hurler de douleur. Je m’accroche aux draps. Finies les vocalisations, les Ô, les Â, c’est un cri qui m’emporte, face à cette douleur presque insupportable, un hurlement comme je n’en ai jamais poussé, un cri venu du fond de mon âme et du fond des siècles.

Une douleur comme des couteaux remués dans la plaie, douleur presque insupportable. 

Presque. 



Switch.


La sage-femme repose ses mains sur mes épaules et m’aide à m’asseoir sur la table. Elle veut toujours m’examiner.
Sauf que le switch a déjà eu lieu. Il n’a pris qu'une demi-seconde. Et il a tout changé.

Le switch, c’est ma découverte de l’accouchement physiologique. Le changement d’état d’esprit en un éclair. Le passage d’un état de conscience à un autre. 

La transe, c’est fini. La bulle a éclaté. 

J’ai le cerveau allumé comme jamais, il est là, il est là, le bébé. Je ne suis plus dans un état second, je suis dans un état premier, je vois tout, j’ai une conscience aiguë de mon corps.


Le cri qui m’avait clouée à la table, pas un hurlement aigu comme dans les films, mais un cri rauque, profond, celui qui accompagne le passage dans le vagin, fait le pont entre ces deux états.

Je me mets à pousser. Pas besoin de me le dire, mon corps le sait. 

L’équipe médicale est un peu prise de court. Le gynécologue, me dira-t-on plus tard, est entré dans la salle il y a quinze secondes exactement et met un gant en catastrophe parce que le bébé est là, il faut aider la sortie.

Je souffle dans mon poing fermé comme si c’était un ballon de baudruche (je l’ai vu dans une vidéo de sage-femme), un long souffle continu, sans douleur. Ce n’est pas parce que j’ai mal que je me mets à souffler, mais pour aider mon corps à expulser. Je ne pousse que deux fois.

Je sens que la tête du bébé est à l’entrée du vagin, que les mains du gynécologue s’affairent pour que le passage se fasse.  

Mon mari me dit avec une joie folle: “il est là, il est là, c’est super ce que tu fais, je vois sa tête, tu y es presque!” 

Je sens qu’au bord de mon corps cette grosse chose ronde laisse bientôt sa place au reste du corps, je retrouve cette sensation de glissement hors de moi. L’expulsion n’a pas duré plus de deux minutes.



Le voilà. Dernier. Ce bébé au corps couleur plâtre est né!

Je suis en pleine euphorie, je n’y crois pas que ce soit déjà fini, je regarde autour de moi, tous mes sens sont aiguisés, je souffle, je souris, je regarde ce bébé qui me semble minuscule. J’ai la pleine conscience de mon bébé, de mon mari, je suis en pleine forme! La délivrance, curieusement, pousser pour faire sortir le placenta, me fatigue et me gêne horriblement: non, on arrête d’embêter mon corps, je veux juste vivre dans cet état de liesse!

Partez, laissez-nous avec bébé! 





L’équipe médicale me félicite, le pédiatre de néonatologie me dit, “ohlala, mais c’était un accouchement biblique”. Mon gynécologue me dit “bravo, bravo, comment tu as fait ça, c’est incroyable!” La sage-femme exulte.

J’attends la coupe, la médaille, un ticket gagnant du loto, vu leurs réactions, aussi euphoriques que les miennes. L’or me paillette devant les yeux, j’ai l’impression que tout brille.




Je me sens forte, battante, j’ai la certitude qu’en ce moment, je suis une surfemme. 

J’ai accompli un miracle, un acte complètement fou, d’une grande puissance. 

En le faisant venir dans le monde, je suis devenue une déesse: j’ai fait naître un tout nouveau miracle.

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D’autres batailles ⭣

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Milieu - Trois naissances
 

Batailles choisies #207

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Naissance de mon deuxième enfant: ne pas déranger, ça va passer.


 

(Une nuit de juin 2018, Chili)



- Putain, j’aurais pas dû manger épicé hier, j’ai mal au ventre.



Le déni de réalité peut, dans certaines situations, être amusant.



Attends.



Ah non. C’est pas ça.

Non, je crois que c’est une contraction.

Oui.

Contraction.

 

Il est quatre heures du matin quand je suis réveillée par une douleur au ventre. Ma fausse piste d’une crampe intestinale est rapidement débusquée et je me mets face à l’évidence: à deux jours du terme, mon accouchement, c’est pour maintenant. 

Je me dis qu’il est déjà gentil, ce bébé... Pour venir au monde, il a attendu qu’on finisse de binge-watcher une série avec ma sœur, qui est chez nous en prévision de la naissance, série dont on a regardé hier justement le dernier épisode.

« Qu’attend-on exactement? »




Il est gentil, oui, mais il est pressé. Ma sage-femme m’a dit de l’appeler quand les contractions étaient rapprochées de cinq minutes. Mon premier accouchement ayant duré plus de vingt-quatre heures, je me prépare à ce que ça dure: j’allume mon ordinateur et mets un documentaire historique.

Je n’en regarderai pas plus de dix minutes. 

Les contractions sont rapprochées dès le début. Je vais de la fenêtre du salon à la cuisine pour regarder l’heure qu’affiche le micro-ondes, m'en étonne, ça ne fait que sept minutes depuis la dernière, que six minutes, que cinq minutes. Je souffle, je m’étire, je me baisse, je tente de traverser la douleur, sauf qu’elle est bien épaisse cette douleur, alors que le travail n’a commencé que depuis une petite demi-heure. 

Bon. Le micro-ondes est formel: la dernière contraction a eu lieu il y a deux minutes. Mon corps aussi est formel: au lieu de tenter de traverser la douleur, je commence à crier de douleur. Me rendre à l’évidence: il faut partir et avant ça appeler ma sage-femme:

- Allô Céleste? Les contractions sont très rapprochées et très fortes, dis-je d’une voix sans assurance, avant de me justifier: ça ne fait pas longtemps que le travail a commencé, mais je sens que c’est pour bientôt.

- On se retrouve à 6 heures à la clinique? me répond une voix pâteuse.

- Non, ça va être trop tard, on part tout de suite.

- Entendu.    




Je vais dans la chambre, secoue énergiquement mon mari, lui dit qu’il faut partir. Le souvenir de l’accouchement très long de notre premier fils est encore frais, alors il file prendre une douche, il a le temps de toute façon.

Dans le salon, au milieu de quelques contractions très douloureuses et des valises dont je vérifie le contenu, en maudissant mon mari qui est sous la douche, j’entends que mon aîné se réveille. Je me couche à côté de lui pour le rassurer sauf que mes expirations pour jeter loin de moi la douleur, et le remue-ménage l’ont averti qu’il se passait quelque chose. Impossible de le rendormir, et j’ai juste trop mal, mon mari n’y arrive pas mieux, allez, je réveille ma sœur qui s’en chargera.




La route jusqu’à la clinique me laisse un souvenir horrible: il n’y a qu’un petit quart d’heure et à cinq heures du matin, heureusement, les avenues terriblement bouchonnées sont vides, mais je suis coincée dans cette position assise, coincée dans ma douleur. Je crie et hurle toutes les deux minutes, ne trouve pas comment me soulager, m’accroche au siège, essaie de desserrer la ceinture de sécurité, rien ne marche. La boule dure qui me tient lieu de ventre, toutes les deux minutes, me cloue là, impuissante. Mon mari tente de conduire en m’encourageant tout en cachant son inquiétude et en priant pour arriver bientôt.

Parking de la clinique. 

Je m’accroupis pour essayer de soulager la douleur, pendue à la portière de la voiture, dans le froid humide et glacial de cet hiver de bord d’océan.

« Excusez-moi de vous déranger »



Au service obstétrique, Céleste, ma sage-femme, m’accueille d’un “je pensai que vous seriez là avant”. Je bafouille des excuses, mon aîné s’est réveillé, on a essayé de le rendormir…

- Je vais t’examiner, me dit-elle en m’amenant dans l’étroite salle blanche de monitoring, une lumière crue et aveuglante, des machines, une petite table d’examen.

Sauf qu’une douleur terrible retarde un peu l’examen: je m’accroupis comme je peux au milieu de cette petite salle, entre plusieurs sage-femmes, le ridicule ne tue pas, la douleur en revanche aura peut-être ma peau, de toute manière, le ridicule, à cet instant, je m’en fiche.

Le bruissement des paroles d’hôpital me parvient à peine sous ce jour affreux et dans une douleur que je ne sais pas bien comment dépasser.

Je comprends juste qu’on demande à m’amener la blouse et qu’on va me monter en salle de naissance pendant que le mari va faire les papiers d’admission.

Fauteuil roulant, ascenseur, néons aveuglants, visages que je connais à peine. Où est mon mari? Les contractions dans cette position sont terribles et personne pour me tenir la main!





La salle de naissance est une pièce en longueur au centre de laquelle trône la table d’accouchement. Je n’ai pas mes lunettes et ne distingue pas grand chose d’autre que des chariots et tables pleines d’instruments. Il y a des personnes en blouse rouge, d’autres en blouse bleue. Et pas de mari.





Je suis coincée dans une sorte de ruelle entre la table d’accouchement et un chariot où sont posés des instruments métalliques qui cliquètent. J’ai à un moment la peur de renverser les instruments, me dis qu’il faut que je fasse attention à ne rien casser.

La sage-femme me frotte le bas du dos, sauf que je n’aime pas, je ne la connais pas assez bien, je me sens mal à l’aise, je supplie qu’on aille chercher mon mari, où est-il, où est-il? 

Elle arrête et va se placer à l’autre bout de la pièce, me regarde en coin ou regarde nerveusement son portable parce qu’elle ne comprend pas où sont mon gynécologue et l’anesthésiste. Ils n’arrivent pas.





Je sens cette inquiétude qui plane dans la pièce. Dans la salle trop illuminée et encombrée de personnel et d’instruments, je ne sais où me mettre, comment me positionner, comment faire passer la douleur de plus en plus aiguë.

Toujours coincée dans la ruelle, je ne fais que hurler où est mon mari, où est l’anesthésiste, ils sont où, mais ils sont où, où est l’anesthésiste? J’avais parlé à mon gynécologue et à ma sage-femme de mon souhait d’un accouchement sans péridurale, mais c’est clair que non, que non, je ne vais pas y arriver.

Je sens que la boule qu’est devenu mon ventre est de plus en plus basse, j’ai l’envie bizarre de m’allonger par terre. 

Ouf, à peu près en même temps arrivent mon mari et l’anesthésiste, dont je ne vois même pas le visage, dont je ne sens, dans mon dos, que la présence.

Contraction.

Puis anesthésie.

Un calme soudain. Tout se tamise dans la pièce. Je ne vois plus bien. Je ne suis plus consciente de ces gens, de ces tables pleines d’instruments qui font du bruit, je ne demande plus mon mari, ni ne hurle pour savoir où est l’anesthésiste mais je ne souffre plus.

Une minute passe. Ou du moins, je le ressens ainsi.

Je perçois mon gynécologue, un vieux monsieur très serein, qui entre. Il vient d’arriver, me salue sans que je lui réponde, partie au royaume chimique que je suis déjà.

Il vient donc à peine d’arriver qu’il me dit: il faut pousser maintenant.

Ah bon? Si vite?

1.

2.

3.

4 poussées.

Ça y est, il est là: Milieu. Sur ma poitrine. Ses cheveux très foncés, c’est ce qui me marque, très loin de son frère - je me dis qu’il a pris la chevelure de son père. Je le caresse doucement, je crois, en silence.

Il passe dans des bras, ceux de l’équipe de néonatologie, ceux de son papa, avant de revenir dans les miens. Comment je me suis retrouvée dans ma chambre, je ne sais plus bien.

« Et maintenant? »

Je suis un peu sonnée mais je réfléchis dans mon petit jour.

Bon, j’ai eu quoi, 10 minutes de péridurale?

Ça doit compter comme un accouchement naturel, non? Je crois bien que oui, j’ai dû sentir toutes les sensations, j’imagine. Je suis donc capable de plus que pour mon premier, je tiens davantage, j’en sais un peu plus aussi sur l’art de donner la vie.



Si un jour, j’ai un troisième enfant, je tenterai peut-être la naissance 100% nature. Je dois pouvoir y arriver, non? 

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D’autres batailles ⭣

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