Premier sourire, dernier sourire
Batailles choisies #220
Les doux plaisirs de la vie avec un nourrisson, ou comment on en vient toutes à dire “oh il faut profiter, ça passe trop vite”
Oh la la, je suis à deux doigts de dire comme toutes ces mères qui me tapent sur le système que le temps passe trop rapidement et qu’il faut profiter de ses enfants, parce que tu sais, ils grandissent si vite! Je suis à deux doigts de le dire et pire, de le penser.
Avec Dernier, que j’ai dans les bras ou au sein presque toute la journée, j’ai la sensation aiguë que je ne verrai plus, que je ne vivrai plus de tels moments avant des décennies.
C’est mon dernier nourrisson.
C’est la dernière fois que j’entends des petits glapissements de loutre quand je donne la tétée.
C’est la dernière fois que j’observe des lèvres se plisser et devenir, dans le sommeil, un sourire en coin.
La dernière fois qu’un petit être dormira la bouche ouverte tout contre mon cœur.
C’est la dernière fois et, tout de même, ça me soulage. Quand il est 3 heures du matin et que Dernier pleure, que je voudrais juste dormir, je me dis: ouf, je ne revivrai plus ça. Pour moi, c’est fini. À d’autres.
Ma décision est prise: je n’aurai pas d’autre enfant. Je veux passer à autre chose dans ma vie de femme et dans notre vie à tous. Je veux que mes enfants grandissent et qu’on laisse derrière nous la triade infernale des couches, pleurs, satanés virus et mauvaises nuits.
Pour mon premier fils, j’étais si perdue et déboussolée que je n’arrivais pas à réellement profiter, ni même trouver de la joie (ou si peu!) à cette période.
Pour mon deuxième, c’était bien plus heureux, mais je n’avais pas autant conscience de devoir garder en mémoire ces petits moments.
C’est la dernière fois, ça me soulage et ça me pince aussi le cœur: quoi? Je n’aurai plus contre moi ce petit animal tout chaud qui respire paisiblement?
Je conçois parfaitement que ce soit mièvre - ça l’est.
Ce n’est pas juste un plaisir égoïste de regarder son enfant, c’est aussi la sensation d’appartenir à une humanité qui me dépasse et nous englobe - ce qui est aussi mièvre que banal, là encore, mais c’est ce que je ressens.
Pour Dernier, donc, je profite parce que je sais qu’une étape de ma vie s’achève, que c’est la fin de ma vie de jeune maman.
La route avec les enfants est sinueuse, elle passe dans des canyons sombres ou des collines verdoyantes, elle connait des tempêtes et des lumières splendides, mais elle a une caractéristique: elle est à sens unique. On ne revient pas en arrière.
Derrière moi, je laisse donc les villes de Ris-lès-Bébés, Petit-Ange, Malnuitée et tant d’autres bourgades où on ne s’arrête qu’une fois dans la vie, même avec plusieurs enfants car chacun d’eux est différent.
Où suis-je aujourd’hui? Dans quelle ville digne de figurer dans des guides touristiques?
Aujourd’hui, oh, bienvenue à Primesouris, le tout premier sourire par lequel Dernier répond au mien! Quelle sensation douce, merveilleuse, d’avoir la primeur de cette complicité. C’est la dernière fois que je le verrai pour la première fois...
Vous saviez, vous, que les enfants grandissent d’abord pas assez vite, puis bien trop vite?