Les pensées parasites
Batailles choisies #240
Puisqu’on parle de phobies d’impulsion, merci Baptiste Beaulieu, alors parlons-en. Avec un scoop, des romans et des trouilles. 🌘
Une liste en vrac, explication ensuite. Âmes sensibles s’abstenir.
Le jeter du balcon.
L’étouffer avec un oreiller, un morceau de coton, à mains nues - au choix.
Le laisser se noyer dans le bain.
Le regarder se noyer dans la piscine.
Le regarder s’électrocuter sans rien faire.
Le jeter sous un bus.
Lui taper la tête contre la clôture, barreau par barreau, chez une amie d’où nous revenions d’un goûter et parce qu’il lambinait pour ne pas rentrer à la maison.
J’en ai d’autres, des plus banales, des pires, des plus gores. Je les oublie parce que je ne peux pas dire qu’elles m’habitent suffisamment, qu’elles prennent suffisamment corps en moi pour rester. Elles apparaissent, comme ça, alors que je regarde celui-ci jouer aux petites voitures ou que je change la couche de celui-là. Puis elles s’en vont.
Des pensées parasites, qu’on appelle aussi phobies d’impulsion, des flashs d’accès de violence cruelle, avec trois enfants, j’en ai déjà eues. Beaucoup. Ou plutôt souvent. Parfois j’imagine être cette Cruella, parfois j’imagine que mes fils sont aux mains d’une autre Cruella.
Beaucoup de mères le vivent (46% comme l’indique Baptiste Beaulieu), peu l’évoquent par peur du jugement parce que c’est une balle en plein cœur du mythe de l’amour maternel sans limite. C’est fondamentalement dérangeant, tabou, ça secoue une des fondations de notre société: l’amour maternel n’est peut-être pas si naturel, il n’est peut-être pas si univoque, si dénué de complexités.
Je ne peux pas parler d’un point de vue de clinicienne, que je ne suis pas, mais peux simplement partir de ma propre expérience.
Je ne suis pas une mère violente, ne souhaite pas de mal à mes enfants, qui vivent protégés de la violence et de la cruauté, autant qu’il m’est possible.
Mais - scoop - être mère, c’est très difficile.
Éreintant, questionnant, incertain, inconfortable, en un mot comme en mille: dur.
Les sentiments, si divers, si contradictoires qu’on peut éprouver pour ses enfants, dans un monde qui ne nous rend pas service, il faut bien, parfois, les extérioriser.
Ces pensées parasites, c’est une soupape de décompression. Elles font office de sas. Elles sortent l’air de la cocotte. C’est du moins ainsi que je les vois. J’essaie de ne pas me laisser impressionner par elles, j’ai appris à accepter qu’elles existent, et qu’elles ne font de mal qu’à moi.
À ceux et celles qui s’étonnent et surtout s’offusquent, j’ai envie de répondre: combien de fois avez-vous écouté une mère vous parler de ce qu’elle ressent sans l’interrompre? En parallèle, combien de fois, toi, mère, as-tu eu besoin de te confier mais ne l’as pas fait parce que tu ne t’es pas sentie écoutée?
Si la parole des mères était considérée comme importante, et accueillie avec bienveillance, par les professionnels comme par la société, au lieu d’être passée au rouleau compresseur du mais-quand-même-c’est-le-plus-beau-des-cadeaux, personne ne tomberait de sa chaise. Dans les romans sur la maternité, dans les romans écrits par des femmes et des mères, c’est nommé, identifié, réfléchi. Dans Maternité de Françoise Guérin; dans mon propre roman Litanie Valparaíso aussi; dans d’autres que j’ai lus, chez Annie Ernaux par exemple, ou Carole Fives.
Si la maternité n’était pas pré-définie (par ce qu’on devrait ressentir, par ce qu’on devrait faire, par toutes les injonctions dans lesquelles nous baignons) mais qu’elle était définie d’abord par celles qui en font l’expérience, serait-on si jugeant face à des pensées sans corps?
Vous avez ce genre de pensées parasites? C’est normal, il n’y a pas de quoi avoir honte.
Vous avez ces phobies? C’est une part noire de votre âme, mais ce n’est pas cette part qui donne ses soins, avec patience, à vos enfants.
Un des changements les plus profonds qui sont venus avec mon entrée en maternité, c’est une notion beaucoup plus palpable de la vie et de la mort. J’ai davantage peur de la mort, la mienne et celle des autres, qu’avant. Je suis moins insouciante.
Je suis heureuse et fière d’avoir fabriqué ces trois vies que je trouve belles, dont je suis persuadée en mon for intérieur qu’elles sont un apport pour notre humanité (être mère rend à la fois modeste et immodeste). Mais en les faisant venir au monde, je m’ouvre du même coup à cette pensée terrible qu’ils peuvent mourir ou que moi ou leur père puissions partir avant qu’ils ne soient prêts à vivre sans nous.
Ces phobies, ces pensées sont un étrange terrain où penser l’impensable. Ça me fait du bien de me faire du mal. Quand les pensées ont déguerpi, je n’ai plus peur de moi, j’ai juste peur pour eux, constamment, avec mesures et variations: de la peur d’un accident de vélo, à celle de n’être pas dans la même classe que son amie, de la peur qu’ils soient harcelés à l’école à celle qu’ils deviennent un jour d’imbouffables machos - des peurs de mère, une vie de mère.