Le joujou du pauvre
Batailles choisies #252
Petit clin d'œil au poème en prose de Baudelaire, Le Joujou du pauvre. 🐭
Sur la route en terre qui longe la clôture de ma belle-mère, à la campagne, passe en trombe une Mercedes rutilante. Mes garçons piquent un sprint pour voir le véhicule. Qu’est-ce que ce sera? Un camion citerne, une camionnette, un camion benne? Oh! Leur intérêt est extrême, piqué à vif: ils adorent regarder les machines, plus merveilleuses les unes que les autres, qui passent là, dans ce monde exotique de la route en terre devant chez Abuelita.
À chaque bruit de moteur, que les montagnes environnantes réverbèrent, amplifient, ils se collent à la clôture et crient, Milieu surtout, le nom de leur découverte dans un francoñol tout mignon. “Môman, un camión benne! Un camión di gaz!” L’enthousiasme est plus ou moins grand en fonction de la rareté du véhicule. Une simple voiture, comme l’est pour eux la Mercedes blanche immaculée, récoltera un soupir déçu.
Mes garçons ont réussi leur course et s’accroupissent pour voir au travers de la haie d’aubépine. Leurs vêtements, râpés ou troués, sont pleins de terre. Sur les bas des jambes de pantalon s’est formé un liséré de boue. Ils n’ont pas été chez le coiffeur depuis deux mois bien tassés. Leurs cheveux en bataille dégoulinent de sable du bac à sable. Ils ont la bouche verte ou rouge, teinte par les glaces bon marché pleines de colorants que leur achète leur Abuelita, et qu’ils adorent - un plaisir auquel on n’a droit que chez elle.
La Mercedes a ralenti et passe doucement sur le dos d’âne. Une petite fille de l’âge de mon aîné regarde par la vitre. Elle a de beaux cheveux blonds attachés par un ruban bleu. On devine un pull rose pâle sur ses petites épaules. Elle tient une tablette dans les mains mais a levé son regard, qui se pose sur ces deux garçons qu’elle voit au travers de la haie.
Je repense au Joujou du pauvre de Baudelaire. À cette clôture qui, dans son poème, sépare l’enfant riche, tout frais, et l’enfant pauvre, fuligineux. À ce chérubin, vêtu de la plus adorable des manières, délaissant sa poupée élégamment habillée, et enviant le jouet qui appartient au va-nu-pieds de l’autre côté de la grille: un rat vivant dans une cage de fortune. Le poème se termine sur le rire fraternel que partagent ces deux antipodes de l’enfance.
Mes enfants ne sont pas des enfants pauvres. Ils sont juste dégoûtants.
Ils ont la chance d’avoir passé des semaines à la campagne, loin du monde bourgeois de belles avenues arborées, mais si ennuyantes, où ils évoluent d’habitude.
Je repense au Joujou du pauvre et je me dis que mes garçons, sales, lèvres vertes et rouges, pantalons troués, cheveux en bataille, doivent créer, pour cette fillette toute proprette, la même envie: un monde libre où l’on peut se salir en toute insouciance.