Tomber la blouse blanche
Batailles choisies #349
Strip-tease médical: 4 conversations entre une mère et un médecin, sans commentaires, sans explications. Conversations vécues peut-être par moi, peut-être par d’autres mères. 🥼
I
- Vous êtes parfaitement remise de l’accouchement, aucun problème, l’examen est terminé.
- Docteur, vous savez, je ne sais pas si c’est votre domaine, je ne sais pas comment vous le dire… j’ai un peu honte mais… je me sens très seule depuis la naissance de mon fils.
- Seule? Vous vous sentez seule alors que vous avez un bébé?
- Oui, je me sens vraiment seule, très isolée. Ici, ce n’est pas mon pays, je ne connais personne.
- Non, vous n’êtes pas isolée. Vous avez votre fils et votre mari : ils ne sont pas importants pour vous? Vous ne pouvez quand même pas les appeler “personne”!
- Si ils sont importants, mais j’ai besoin d’autre chose. J’ai besoin de travailler, de retrouver un peu de liberté…
- Quel âge a votre fils?
- Il a quatre mois.
- Travailler? C’est ridicule! Pardon, je ris. Vous vous plaignez de ne rien pouvoir faire, mais vous n’avez rien à faire! Votre seule occupation doit être de prendre soin de votre fils. C’est ça qui est important. Biologiquement, les femmes sont programmées pour s’occuper de leur enfant – c’est pour ça que l’allaitement existe. Les femmes d’aujourd’hui veulent tout en même temps. Enfant, boulot…
- Je n’ai aucun relai, je me sens juste très seule. Ma vie se résume à m’occuper de mon fils, c’est comme une prison.
- Une prison ? Mais être avec son enfant, s’occuper de lui, c’est la vie idéale! Passer sa journée en pyjama à la maison à donner et recevoir de l’amour, quel privilège! Ne rien faire, enfin, combien d’hommes en rêveraient! Non, ne dites pas de bêtises, ce qu’il vous manque, c’est tout simplement un loisir.
- Un loisir ?
- Une occupation pour éviter de broyer du noir et retrouver le sens de la vie, pour ne pas faire tournoyer des idées à vide. Trop d’idées ce n’est pas bon. Par exemple, lire… ou tricoter.
- Tricoter ?
- Oui, c’est bien de s’occuper l’esprit. Ma femme, pour nos quatre enfants, me disait toujours qu’elle était contente de s’occuper la tête, que c’était important pour elle. Je lui disais, bien sûr, il faut trouver son équilibre. Alors elle tricotait! Après si ça n’aide pas, je peux vous donner le contact d’un confrère spécialisé dans les troubles de la santé mentale? C’est plus son domaine, d’accord? Allez, eh bien, à bientôt! Et puis, quelle chance, qu’est-ce qu’il est beau, ce bébé!
II
- Et de façon générale, vous vous sentez comment?
- Épuisée. J’ai souvent l’impression de me noyer, d’à peine réussir à faire surface, que le moindre événement va me faire chavirer.
- À quoi attribuez-vous cette anxiété générale?
- Ben, j’ai trois enfants.
- Mmm.
- La crise du Covid, les confinements et reconfinements, l’impression que ça ne va jamais mieux, que ça va toujours de pire en pire…
- Mmm.
- Je vais vous poser quelques questions pour voir quelle serait la meilleure réponse à vous apporter, d’accord? Médicamenteux, ou bien une thérapie de la parole, on verra en fonction de ça.
- Vous sentez-vous particulièrement irritable?
- Ben, j’ai trois enfants.
- Mmm.
- C’est vrai que je perds souvent patience, je me sens souvent débordée, je finis par leur crier dessus, certains jours ils m’énervent tellement…
- Ressentez-vous une perte d’appétit ou des troubles de l’appétit?
- Ben, j’ai trois enfants.
- Mmm.
- Les repas sont assez chaotiques, je mange parce qu’il faut se mettre à table avec les enfants, je ne sais pas vraiment si j’ai de l’appétit. Je mange moins, oui, c’est sûr, parfois au-dessus de l’évier, une demi-assiette parce qu’après on enchaîne avec le bain, enfin, vous voyez, si vous avez des enfants.
- Faites-vous des insomnies, souffrez-vous de troubles du sommeil?
- Ben, j’ai trois enfants.
- Mmm.
- Ils dorment plutôt mal, je dirais. Les aînés commencent à ne plus se réveiller la nuit, mais le bébé, il se réveille toutes les nuits et parfois, ça me fait rater des cycles de sommeil. Je reste éveillée une heure et demi, ou deux heures, parfois je ne me rendors pas.
- Comment jugez-vous votre désir sexuel?
- Ben, j’ai trois enfants.
- Mmm.
- Désir, je ne sais même pas si j’en ai… Comment trouver le temps, l’envie dans ce chaos?
- Vous diriez que, globalement, vous arrivez à trouver du temps pour vous, à vous réserver un espace?
- Ben, j’ai trois enfants.
- Mmm. Écoutez, peut-être que des anti-dépresseurs légers vous iraient bien?
III
- Alors, la diversification alimentaire, ça se passe comment?
- Écoutez, ça se passe bien! En fait, je fais de l’alimentation autonome, vous connaissez?
- Alimentation autonome? Oui, je connais.
- J’ai commencé par la purée, mais je voyais que ça ne marchait pas du tout, il n’avait pas envie. Je n’ai pas eu envie de revivre l’échec de la diversification du grand. Ça me plaisait, l’idée de l’alimentation menée par l’enfant. Je me suis lancée et je suis ravie, il adore manger!
- Mais qu’est-ce qu’il mange?
- Il mange de tout! Carotte, brocoli, viande, poisson, pomme, poire, betterave, riz, pâtes, vraiment de tout!
- Mais par exemple, des carottes. Crues? Cuites?
- Les deux!
- Mais par exemple, quelle taille de carotte?
- Des carottes en bâtonnets, en rondelles, en morceaux qu’il puisse porter à sa bouche…
- Et il mange ça?
- Oui, oui! Les premiers mois, je dirais que c’est surtout qu’il goûtait, qu’il testait, il s’entraînait à porter à sa bouche, à mâcher.
- Oui, je comprends l’intérêt pour la motricité mais…
- Et pour le plaisir de la découverte, pour l’autonomie aussi, c’est merveilleux!
- Mais…
- C’est mon idée ou je vous sens sceptique?
- C’est une pratique qui comporte des risques élevés. Il faut vraiment…
- Il n’y a pas plus de risques d’étouffement chez l’enfant…
- Alors si, il y a des risques d’étouffement, j’ai déjà eu affaire à des enfants hospitalisés en urgence, certains sous respirateurs, parce qu'ils s'étaient étouffés.
- Oui, mais chez des enfants qui pratiquaient la DME? Ou chez des enfants qui mangeaient de la purée et à qui on a donné un morceau de carotte?
- Je ne sais pas, mais… c’est une méthode… bon… venue d’Europe. Ici, elle est vraiment décriée.
- Mais je vous assure qu’à voir mon bébé, je trouve qu’elle est d’une grande efficacité, qu’elle apporte beaucoup!
- Sur certains plans, sans doute. Sauf que moi, je ne la recommande que si la mère a suivi une formation de premier secours.
- Je respecte des règles de sécurité de base, comme rester toujours à table avec l’enfant, ne jamais rien lui mettre dans la bouche, le laisser faire. J’ai lu, je me suis beaucoup renseignée vous savez…
- Oui, mais vous êtes mère, moi je suis médecin. Ce n’est pas pareil.
IV
- C’est donc la première fois qu’on se voit?
- Oui, j’ai préféré changer de pédiatre.
- Qu’est-ce qui vous amène? Et toi, dis-donc, comme tes chaussures sont belles!
- Oui, ‘umières, elles font ‘umières!
- Mais c’est ce que je vois! Qu’est-ce que tu as donc… comment s’appelle-t-il?
- Milieu, il s’appelle Milieu.
- Milieu, qu’est-ce qui t’arrive?
- Tousse. Moi tousse.
- Il tousse depuis un bout de temps, il tousse souvent. Je vous préviens, Madame, Milieu est très difficile à examiner…
- Ah, alors, je vais avoir besoin de ton aide, mon grand. Regarde, je t’explique. Je vais t’examiner avec cet outil, donc tu vas t’asseoir ici, tu peux garder tes chaussures qui font de la lumière…
- ‘Umière rouge!
- De la lumière rouge, superbe. Regarde, il paraît que tu aimes les outils et les machines…
- Oui, outils! Oui, machines!
- Alors, j’ai besoin que tu tiennes avec beaucoup de soin cette machine qui fait de la lumière comme tes chaussures, et qui te permet de regarder dans les oreilles et dans la bouche. Voilà, voilà, donne-moi ta main, on va compter ensemble jusqu’à 10… D’ailleurs, regarde, comme tu vas être mon assistant, je vais te prêter cette blouse qui est un peu trop grande, tu peux la garder sur tes épaules, bien ouverte pour que je puisse t’examiner. Allez, on va jusqu’à 10!
- Une, dueux, twois, cuatlo, cinq, six, sete, hui’, neuf, dix!
- Bravo! Et maintenant il va falloir souffler! Tu vois cette marionnette que j’ai fabriquée avec le sopalin? Il faut souffler pour en faire bouger les bras. Fort! Fort! Bravo! Bon, on a fini l’examen, tope-là!
- Docteure, vous n’imaginez pas comme je suis contente… En trois ans, c’est la première fois que Milieu se laisse faire. D’habitude, il pleure à la mort!
- Ah, alors, on va devenir amis toi et moi, Milieu?
- Oui, ami! ami!
- Et votre petit, ça se passe bien la diversification alimentaire?
- Oui, je fais de l’alimentation autonome, ça marche très bien!
- Très bien, c’est vrai que quand c’est le troisième, si on se fait confiance, si on a réfléchi, ça se passe bien.
- À la prochaine fois, alors! Milieu, tu dis au revoir?
- Au ‘evoir!
- Milieu, tu as bien aimé la pédiatre?
- Oui, moi aimer, moi aimer! Quand on voit encore pédiatre? Moi tousser, regard’, moi tousser, keuf, keuf!