Deux boîtes, deux mesures
Batailles choisies #354
La preuve par l’objet: 563 souvenirs d’école et de crèche pour mon premier, 7 pour mon deuxième. Oups. Moi, les souvenirs de mes enfants et Marie Kondo. 🖍
Je trie les souvenirs de crèche et d’école de mes deux aînés.
Ceux de Grand remplissent à ras bord deux larges boîtes en plastique: il y a les agendas de la crèche, des porte-clés à son effigie, des cadeaux de fêtes des mères, pères et autre nuits des sorcières, des cartes pleines de paillettes mal étalées et de gestes maladroits; il y a le cadeau d’une des assistantes maternelles qui aimait beaucoup mon aîné et lui a offert des photos encadrées; il y a des cadeaux de naissance, bien conservés, encore dans leur boîte d’origine; il y a les cahiers de vie de la maternelle, toutes les activités faites durant les longs confinements; il y a les jeux de société (cartes et plateaux) que mon premier-né adore inventer avec ses crayons et son esprit, joueur autant qu’organisé. Dans ces deux grandes boîtes, il y a toute une vie d’enfant, toute une personnalité, ses goûts et ses passions rangées et conservées, qu’on ressortira un jour en disant triomphalement “ah oui, tu as toujours adoré dessiné!” ou “tu avais une collection de cartes à jouer, ça te fascinait!”
Les souvenirs que nous avons de Milieu et que je range avec plissement de bouche amer dans une boîte de taille moyenne sont:
Deux collages datant d’il y a un mois, un sur les dents (un morceau de patafix collé de travers sur une photo de sourire) et un sur le squelette humain (des cotons tiges collés sur une silhouette).
Une photo encadrée faite il y a deux ans par sa crèche, une photo-montage que j’avais trouvée moche à l'époque et qui est toujours moche.
Un gribouillage
Deux bulletins scolaires de sa première année de crèche.
La facture de son séjour aux urgences pour des points de suture sur le front, suite à une mauvaise chute.
Bon.
Y a peut-être comme un petit déséquilibre entre enfant nº1 et enfant nº2, non? Ou bien est-ce un conseil qui ne dit pas son nom pour l’enfant trois (psst… achète une mini-boîte de rangement)?
Ou est-ce un bâton à faire battre ses parents qu’on tend à l’adolescent révolté que Milieu sera peut-être dans dix ans? Brandira-t-il cette boîte à moitié vide comme preuve irréfutable de notre manque d’amour pour lui? Hurlera-t-il au visage de ses parents que de toute façon, Grand a toujours été notre préféré, hein, ils sont où mes souvenirs d’école?
Je ne suis pas une maman sentimentale qui a l’intention de garder le moindre gribouillage.
Pour ce qui est des souvenirs de mes enfants, j’ai le même moto que Marie Kondo: “does it spark joy?” Cet objet, ce souvenir, fait-il étincelle en moi? Si oui: je garde; si non: poubelle.
De toute évidence, mes souvenirs de Grand font feu d’artifice, alors que pour Milieu, mon cœur en est davantage à l’étape cro-magnon et pré-maîtrise du feu en tapant un caillou avec un silex.
Non, je suis dure avec nous, ses parents. Cette différence entre Grand et Milieu est d’une grande complexité, et n’est pas la preuve d’un désintérêt pour notre deuxième fils.
D’abord, ce déséquilibre indique la différence de goûts et d’intérêts: Grand a toujours aimé dessiné, alors que Milieu ne s’y intéresse aucunement, préférant des activités qui ne laissent pas toujours de traces, comme couper des branches avec son père, réparer des filtres avec son père, percer des murs avec son père, dévisser des chaises avec son… vous avez compris.
Je crois que ces deux boîtes représentent aussi ce qu’a signifié la pandémie pour les jeunes enfants: l’absence d’un mode de garde en collectivité (plus d’un an sans crèche pour Milieu), l’absence donc de ces activités qui ne sont pas celles qu’on ferait à la maison et qui sont d’ailleurs celles qu’on n’a pas faites. S’il avait pu aller à la crèche, Milieu aurait sans doute fait des travaux manuels et des dessins, son goût aurait été cultivé alors qu’à la maison, il est resté en friche.
Et puis, si je suis honnête, il y a une différence entre un premier enfant et les suivants: le premier est un temple, tout ce qu’il fait est une première, tout ce qu’il fait produit des étincelles. Le deuxième en produit évidemment aussi, mais je crois qu’en tant que parents, on a davantage le dos tourné et on ne les voit pas autant.
Bref: regarder ces deux boîtes si différentes m’a permis, une fois passé le pincement de tristesse pour Milieu, de visualiser que mes deux aînés ont déjà eu des vies très différentes l’un de l’autre. Qu’ils sont chacun des petites personnes, déjà. De me dire que, peut-être, en figeant moins le deuxième dans un temple, on lui offre plus la liberté d’être lui-même.
Comme il n’y a pour l’heure, pas grand chose dans cette boîte de rangement pour Milieu, il y a largement assez de place pour mettre ma culpabilité et bien refermer le couvercle.