Raide
Batailles choisies #495
La position de l’enfant du milieu, ou l’éternel “débrouille-toi”. 🚴♂️
- Bon, il va falloir remonter, maintenant! Tu es prêt, Milieu?
Ce matin, Grand, Milieu, mon collègue de l’école, ses deux fillettes du même âge que mes aînés et moi avec Dernier assis royalement dans son siège à l’arrière, faisons une sortie vélo.
L’aller a été délicieux, à passer sous les jacarandas, à sentir l’air frais du matin, à voir le sourire des enfants, à les regarder se dépasser, prendre avec délices les passages difficiles entre les buissons bien taillés et les fleurs sauvages qui les menacent, juste à côté de la trop lisse piste cyclable pour leurs esprit aventuriers et joueurs. C’est donc bien vrai que je peux envisager, l’âge, le printemps et la force de mes enfants avançant, des sorties qui ne se transforment pas en galère instantanée? Attends, attends, Héloïse, ne pédale pas plus vite que la remontée: l’aller, facile; le retour, en revanche, est d’abord en faux plat puis en vraie pente bien ardue, avec une fin particulièrement raide. Grand, je crois que ça va aller, mais Milieu… J’ai un seul atout: la piste est bordée à intervalles réguliers de petits squares de quartier avec lesquels j’espère bien faire oublier à Milieu que le retour va tirer sur les jambes.
- Allez mon chéri, tu peux y arriver!
Milieu débute sans difficulté, s’amuse à slalomer entre les arbres, monte et descend sur la piste cyclable, pédale de toutes ses forces pour rattraper son grand frère et son amie qui sont parties bille en tête. Au bout de quelques mètres, il ralentit pour que je le rattrape et me lance alors un petit “j’ai mal” du bout des lèvres.
- Ah oui, ça monte, lui réponds-je! Mais on va s’arrêter à la prochaine place, courage!
Milieu prend son courage à deux pieds et nez dans le guidon, trace la route. Les obstacles à un retour serein s’accumulent: un bref passage à 40% qu’il est fort amusant de dévaler en descente mais qui lui fait perdre l’équilibre en montée, plus de douleurs dans un faux plat devenu pente plus nette, plaintes répétées de mal aux yambes, mal aux yambes et une bien mauvaise surprise, lorsque son attention est attirée par une salle de sport, avec ses gens qui soufflent et exhalent bruyamment, ses ballons, ses grosses machines : tête tournée, Milieu ne voit pas une bordure en béton. Il la percute avec sa roue avant, chute et s’écrase, front en premier.
Hurlements. Grosse bosse sous le casque. Du sang. Des câlins. Des lingettes désinfectantes que j’ai dans mon fond de sac. Plus de hurlements à cause de l’alcool. Des câlins pressés. Pourquoi pressés? Je ne suis pas une sans-cœur, non, bien sûr. Ce n’est pas que je ne veux pas consoler mon chéri. C’est juste que… Milieu a passé ses quatre premières années de vie à tomber. Il a sur son front les preuves de son esprit casse-cou: une cicatrice, des bosses de chutes à trottinette, à pied, à draisienne et maintenant, à vélo. Je le console toujours, évidemment, mais rapidement, parce qu’il faut bien continuer, avancer, on nous attend, il faut rentrer à la maison, tu sais…
Mon pauvre Milieu. Pourquoi est-ce toujours lui, qui tombe? Je comprends soudain, sous les jacarandas, dans l’air délicieux et sous l’air embêté de mon collègue, que c’est aussi ça, être l’enfant du milieu: il faut aller plus vite pour suivre l’aîné, ou aller plus lentement pour attendre le dernier. Le milieu n’est que rarement à son rythme à lui. Ce n’est ni mieux ni moins bien qu’une autre position dans la fratrie (je suis moi-même l’enfant du milieu et je n’en garde aucun mauvais souvenir). Mais là, à observer mon Milieu, ça me frappe à quel point il doit se dépasser, se surpasser, ou se faire passer dessus parce que la famille le charrie parfois plus qu’elle ne l'accompagne.
- Tu te sens mieux?
Milieu acquiesce avec son air soumis à fendre les cœurs de pierre - mais pas de mère.
- On y va? Il faut rentrer maintenant…
Sauf que, bien sûr après une grosse chute, Milieu ne veut plus monter sur son vélo. J’ai beau lui promettre que la prochaine place est tout près, ce qui n’est pas tout à fait vrai, rien n’y fait. Malheureusement pour lui, je ne peux pas rester là. Plus l’heure passe, plus Dernier risque de s’endormir; moins on avance, plus la montée va s’éterniser. Allez, il faut trouver une solution, et vite. Je sais, le gros bobo et tout ça, mais bon, tant pis. Une solution est trouvée: mon collègue porte le vélo maudit par mon fils d’une main pendant que Milieu se met debout sur le cadran de mon vélo. Cahin caha, en tentant de ne pas tomber avec mes 10 kilos d’enfant derrière et mes 15 kilos devant, ouf, on arrive à la place-étape. Une bonne dizaine de minutes de jeux, se rasséréner, souffler et… il faut repartir, Dernier a la paupière lourde menaçante.
- Par contre, Milieu, désolée mais là, il va falloir que tu remontes sur ton vélo. Le papa d’Amelia ne peut plus porter ton vélo, il doit aider sa fille à monter la pente. Tu vas y arriver?
Milieu fait “non” de la tête tout en remontant sur le vélo. Pour arriver chez nous, il reste une longue bande de piste cyclable entre les herbes folles d’un terrain en friche, où la pente est raide. Dans la dernière bataille, il jette toutes ses forces: épuisé, pleurant à chaque coup de pédale qui lui tire sur les jambes, les genoux, tous les muscles, pleurant sa chute et les efforts qu’on lui demande, il avance péniblement pendant qu’à ses côtés, quelques mètres devant ou quelques mètres derrière lui, je l’encourage en lui répétant que ce n’est pas loin, qu’il avance bien, bravo, tu te débrouilles bien. Milieu pleure en pédalant, perd l’équilibre à plusieurs reprises, continue d’avancer maladroitement en hurlant “Maman, Maman…”. Le pauvre chou… il me fait de la peine. C’est dur mais… je ne peux rien pour lui. Il faut qu’il encaisse et qu’il avance. Certainement oui, que Grand aurait bénéficié de plus d’empathie, certainement, oui, que Dernier aussi. Mais Milieu… Milieu, avec ses bosses plein le front, doit continuer.
Enfin revenu sur le plat de notre rue, après s’être signalé dans tout le quartier avec ses appels à l’aide, les larmes coulant en gros sanglots, Milieu, enfin, a droit à sa maman. Vélos rangés, les autres enfants passés au Papa, je prends dans mes bras mon fils, encore tout secoué de pleurs, ne parvenant pas à se calmer, se plaignant de douleurs partout, enfoncé dans la panique et le désespoir que ses demandes de réconfort soient conditionnées à être arrivés à la maison.
De longues minutes de câlins le tranquillisent enfin. J’ai caressé ses cheveux, ai passé mes doigts sur son front, lui ai susurré des mots doux et des bravos par centaines, en pensant en moi-même qu’être l’enfant du milieu, c’est parfois raide.