Le cœur en joie

 

Batailles choisies #519

Emmener son enfant à la crèche à vélo: bonheurs, au pluriel. 🚵🏻‍♀️


 

Tous les matins, j’emmène Dernier à la crèche en vélo. Papi, en séjour pour quelques semaines, très sportif, s’ajoute à notre équipée.


Certains matins, quand Mari me voit partir, je note bien dans son regard qu’il se demande pourquoi je m’astreins à cet effort quotidien: le gros sac à dos de crèche de Dernier, posé sur le dossier du porte-bébé menace l’équilibre du vélo; les casques que j’ai achetés, roses et jaunes fluos, remplissent un peu trop leur mission de me rendre visible de loin; pour ne pas attraper froid dans l’air vif du matin, je mets par-dessus ma tenue de travail plutôt urbaine une veste de sport plutôt laide; mon vélo, auquel il manque quelques vis et boulons que je ne sais pas remplacer n’étant pas bricoleuse, sautille parfois, sans doute de peur de se décarcasser; pour aller au travail après avoir déposé Dernier, il faut prendre une côte assez pentue, qui a pour effet de me faire arriver devant mes élèves la goutte au front et l’aisselle humide. Certains matins donc, comme Mari, je me demande, alors que je tente de faire entrer un Dernier gigotant dans son siège tout en coinçant entre mes cuisses mon sac à main, pourquoi, mais pourquoi, je m’astreins à ça


Et puis, au premier coup de pédale, les galères sont réduites à des petits tracas.   


J’adore ce trajet vers la crèche, aller sans effort, tout en descente, la piste cyclable passant sous des jacarandas feuillus, contre d’immenses lavandes, près de joncs caressants. Allez, Dernier, Maman, Papi! Allez, roulons, enfance, jeunesse, vieillesse! 

Dès la pente du bout de ma rue, l’air vif me caresse les joues, encouragé par l’élan enthousiaste de mon premier coup de pédale. Mes poumons s’ouvrent dans la fraîcheur, je respire comme si j’étais en pleine nature alors que je suis en pleine banlieue. À vélo, ma ville semble plus hospitalière, plus libre, perdant momentanément son air bourgeois tout engoncé. Chaque jour ou presque, je vois défiler en bordure de la piste les fleurs et le temps, qui les verdit, qui les fleurit, qui les sèche, qui les jaunit. En ce moment, alors qu’on entre dans l’été et ses grosses chaleurs, notre équipée doit se frayer un passage entre d’envahissantes plantes sèches, dont quelques unes seulement ont encore les belles fleurs jaunes du printemps. Mais roulons, enfance, jeunesse, vieillesse! 

J’entends s’allumer les arrosages, j’entends, étouffé, le ronron de la circulation naissante de l’avenue. Mon regard va des quelques mètres devant moi que je surveille pour notre sécurité à la Pré-Cordillère et sa robe d’été, jaune et brune, que je contemple au loin dans toute sa beauté. Le bleu d’azur si typique de la région centrale me dit avec insistance à quel point j’ai de la chance, de pédaler dans la fraîcheur du matin. Alors que je vais prendre à bonne vitesse la troisième descente, j’entends derrière moi, Dernier lancer un “ouiiiii” aventureux, ou gazouiller, ravi, lui aussi, de mes coups de pédale. Mais bien sûr! Ce n’est pas que pour moi que j’enfourche mon vélo le matin! C’est pour Dernier, qui aime aussi l’air vif, le vent qui caresse, les fleurs qui changent de couleur, les ronrons des voitures, les casques fluos! Et ce matin encore, c’est pour Papi, qui me suit dans mon petit rituel! Lui et moi n'échangeons que de brèves paroles mais nous partageons des regards, des sourires, des bonheurs


Quelle chance d’avoir mes parents en séjour!

Quelle chance d’avoir des enfants en bonne santé!

Quelle chance d’avoir la vie douce que nous avons réussi à nous construire ici!

Quelle chance de faire du vélo!

C’est toute mon enfance qui se rappelle à moi, la liberté et l’insouciance que je ressentais petite fille en allant à l’école sur ma bécane blanche…


Ça y est, Dernier est à la crèche. Je laisse ses larmes dans le sillage de mon vélo et attaque la partie retour, plus difficile, jusqu’au travail, les côtes successives, les faux-plats. Mon cœur s’accélère et l’effort s’installe. Mais depuis des semaines que je les prends presque quotidiennement, je réussis chaque jour mieux, avec plus d’aisance, à arriver vite et bien à l’école où j’enseigne.


Ça y est, m’y voilà déjà! Papi, qui m’a suivie et s’apprête à me laisser pour rentrer à la maison, me lance dans un geste d’au revoir, “ça met le cœur en joie, hein!”

Sur le parvis de l’école, j’enlève mon casque fluo, je souris à mes élèves qui me voient arriver dans cet attirail. J’ai le front suant, le souffle court, les aisselles humides, le dos mouillé et les jambes tremblantes… mais, exactement: j’ai le cœur en joie.


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Heloise Simonvélo, crèche, bonheur