Supporter
Batailles choisies #520
Faut-il encourager son enfant lorsqu’il est de toute évidence nul à un sport? 🎳
Ah, non, pas de télé, pas la coupe du monde de foot. Non, non, ça va, on ne regarde pas de match. En plus, on n’a pas le temps! Vous vous rappelez? On va au bowling! Ça fait tellement longtemps que vous voulez essayer, dis-je à mes enfants.
En plus, le foot, moi, c’est bon, hein, l’esprit “supporter”, ses beuglements, ses tensions comme si on y jouait sa vie, non merci, hein, n’ajouté-je pas pour ne pas leur imposer ma façon de pensée, mais pensé-je très fort.
Les enfants savent quand mes décisions ne se négocient pas. Sans plus rechigner, ils mettent leurs chaussures et montent dans la voiture. De toute façon, je n’ai pas beaucoup de mérite, les garçons, surtout Grand, ont envie d’essayer le bowling. Des mois qu’il m’en parle, sauf que les horaires, le dîner, Dernier, l’école, le travail, les activités, pas possible, sauf que là, Papi et Mamie sont là, alors possible.
Lorsqu’on entre dans le bowling, chacun de nos regards se porte sur ce qui l’intéresse. Mamie, d’un coup d'œil sur la piste et les quilles, vérifie si on joue toujours comme dans sa jeunesse; Papi regarde les scores des parties en cours; Milieu flashe sur les grosses boules de couleurs vives; Grand sautille en voyant des quilles badaboumer dans un délicieux vacarme; je cherche la caisse et les instructions pour les enfants - ah? 4 joueurs maximum d’accord, je serai suppléante alors… ah? Les chaussures ici… ah? Pour les plus petits, on peut demander un quoi? Un toboggan? On amène à Milieu une sorte de rampe de lancement pour boules de bowling qui le ravit presque autant que les boules elles-mêmes: il suffit de les mettre en haut et, d’une pichenette, elles arrivent aux quilles. Nous sommes fin prêts! D’ailleurs, Milieu, regarde l’écran, c’est toi qui commences!
Milieu fait tomber 7 quilles au premier coup, 2 au suivant. Bravo! À Papi, maintenant! Strike, déjà! Mamie… strike aussi! Eh ben, quelle jeunesse, les grands-parents! À Grand maintenant! Ça va être génial, mon chou! Ah, dommage, dans la rigole… tu as un deuxième essai, ne t’en fais pas. Dans la rigole aussi… C’est normal, au début, on ne réussit pas. Malheureusement, Grand ne réussit ni au début, ni au milieu, ni à la fin, ni en écoutant les conseils, ni en n’écoutant que son courage, ni en lançant à une main comme un professionnel, ni en lançant à deux mains presque accroupi comme s’il trayait une vache. En bref, Grand n’en réussit pas une seule, se frustre davantage à chaque échec et entre dans la spirale du grand vexé, visage boudeur, yeux larmoyants, mains levées au Ciel, refus de jouer son deuxième coup, menaces d’arrêter tout court et de rentrer à la maison. Le bowling, les grosses boules lourdes, la maladresse de mon aîné, c’est tout simplement trop difficile pour lui. Il n’est pas bon à ce jeu, il le sait, je le sais, Papi le sait, Mamie le sait, nous le savons tous - sauf Milieu qui, en petit papillon insouciant qu’il est, se contente de lancer les boules vertes et roses avec simplicité et à remuer son popotin joyeux au son d’une terrifiante musique de jingles radiophoniques jouant à toute sono.
C’est terrible. Grand avait réussi à dépasser son blocage pour les activités physiques et le sport, il s’était beaucoup amélioré, acquérant un meilleur équilibre, plus d’endurance, une meilleure adresse, il était enthousiasmé d’essayer de nouveaux sports, il avait repris confiance en lui… Il faut absolument qu’il réussisse au moins un ou deux lancers, qu’il arrête de faire rouler, lentement mais sûrement, sa boule et son ego dans la rigole! Combien d’années, sinon, à craindre le moindre nouveau sport! Des dizaines… j’en sais quelque chose…
Papi, Mamie et moi alternons à donner des conseils, plus comme ci, plus bas, plus haut, moins fort, plus vite, regarde devant, regarde au sol… sans succès: rigole, rigole, rigole.
Nous essayons de l’encourager, à la prochaine, de le rassurer, c’est dur, de le comprendre, les boules sont tellement lourdes, de mentir avec amour, le bowling, c’est seulement à partir de huit ans, tu sais, mais le jugement est implacable et sans la pitié de Salomon: rigole, rigole, rigole.
Il ne reste, déjà, plus que la moitié de la partie avant que le tableau de score ne signifie cruellement à mon aîné qu’il est mauvais, d’ailleurs, regarde, tu as fini dernier, derrière Papi qui vient de se rétamer en glissant sur la piste, derrière Mamie qui a joué pour la dernière fois il y a 45 ans, derrière Milieu à qui on a donné les chaussures les plus petites, et qui deux fois trop grandes quand même, lui donnent un air de clown!
Rigole, rigole, rigole, rien ne marche. Il est de plus en plus désespéré, nous sommes de plus en plus désespérés nous aussi. Nous avons dit nos messes basses, entre nous, nous sommes demandés s’il ne fallait pas lui proposer la rampe de lancement, non, il verra bien que c’est pour les bébés, il faut lui donner confiance en soi, pas la casser. Sauf que face aux rigoles, rigoles, rigoles, face aux zéros pointés s’affichant cruellement, on finit par lui proposer, à contre-cœur - ce qu’il refuse, du haut de son orgueil blessé.
Mon pauvre chéri, j’essaie de l’aider, j’aimerais qu’il se sente bien… Pourtant, pourtant, il faut bien s’avouer qu’il n’est pas bien bon, qu’il est même mauvais. Et ça arrive! Ça n’arrive pas qu’aux autres! Il faut bien accepter, s’accepter. Il faut supporter de perdre, supporter le regard des autres, se supporter, soi, dans cette image de nul… Mon pauvre chéri…
Je lui achète, pour lui offrir quelque chose de positif dans cette sortie, un Coca, ce qui va contre tous mes principes, mais tant pis, mes principes aussi vont dans la rigole, rigole, rigole… Un peu rasséréné ou bien requinqué, alors que c’est sa dernière chance, Grand s’élance et fait tomber sur la piste une boule lourde, inélégante, hésitant suffisamment sur la rigole de droite ou la rigole de gauche pour parvenir à rester droite et à avancer, inéluctablement, sans l’orgueil du lièvre mais avec la mollesse têtue de la tortue, vers le milieu et les quilles.
Non? Va-t-elle y arriver? Va-t-il y arriver? Va-t-on s’en sortir?
Nous retenons notre souffle.
La boule, rose et violette, continue tout en lenteur et en suspens vers le fond de la piste.
Tombent deux quilles.
Les plus grands tifosi ne crieraient pas plus fort, ne taperaient pas avec plus d’enthousiasme dans leurs mains, ne chanteraient les louanges de leur buteur avec plus de liesse.
Papi, Mamie et moi, qui étions assis en signe de résignation, nous levons d’un seul homme, hurlons un bravo enthousiaste, applaudissons, nous prenons dans les bras, signalons l’écran où clignote un merveilleux “2” plein de paillettes et, chacun à notre tour, avec la joie céleste du meilleur supporter, embrassons notre vainqueur.