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Un peu de dignité
 

Batailles choisies #242

Penser racketter un enfant de 11 ans pour lui prendre son forfait de téléphone, très digne, oui, bravo, Héloïse, c’est bien. 📡


 

Je regarde Grand courir le long de la clôture, à la poursuite de la voiture qui s’en va. Le t-shirt qu’il porte est plein de taches du déjeuner et de la terre qu’il amasse à cavaler d’un bout à l’autre du terrain; ses vêtements sont débraillés, ses cheveux collés par la transpiration de sa course; son pantalon lui tombe légèrement sur les fesses et godaille au niveau des genoux.

Malgré tous ses efforts pour se faire remarquer par les passagers de la voiture dont son amie la petite voisine, il crie en vain: 

- Colombina! Colombina! Colombina!

Mon fils est mignon et pathétique, à courser son amie, qui va certainement faire quelques achats, comme un lièvre. Tant d’efforts déployés pour un vent si net, ça me fait sourire intérieurement, me fait un peu peine et me fait penser: il faudra que je lui apprenne un peu de dignité quand même.


Sa déception est vite oubliée: lui, son père, son frère et sa grand-mère sont sur le départ. Ils ne s’absentent qu’une soirée et une nuit. Demain, ils seront de retour mais pour moi, ce sera comme des petites vacances. Je reste seule avec Dernier et compte bien profiter de ce silence qui m’entoure si rarement, de ce temps pour travailler lors des siestes de mon nourrisson, d’un peu d’espace pour mes pensées. Je n’aurai qu’un enfant à ma charge, au lieu des trois qui d’habitude m’écartèlent de leurs besoins en directions contraires.


Joie! Un peu de paix!


Les bruyants sont à peine partis que poum! la connexion internet trépasse. 


Mais c’est pas possible!

Can’t a mother get a motherf*ing break!

Et ma soirée Youtube, alors?

Je voulais travailler un peu oui, mais aussi traîner tranquille sur Youtube...


Je ne suis pas sûre de ce qui se passe, n’ayant qu’une compréhension floue de ce genre de problème. Aurais-je utilisé tout mon forfait Internet à force de partager ma connexion avec mon ordinateur pour travailler? Y aurait-il un problème de réseau? Et comment savoir? D’habitude, je demande à mon mari. Il se plaint souvent que je suis un vrai boulet pour tout ce qui administratif et matériel. Il a raison. Je ne sais rien.

Sauf que tout de suite faire appel à lui? On s’est disputés hier et on est encore fâchés, non, je ne vais pas faire appel à lui (d’ailleurs, comment? J’ai essayé de l’appeler et ça ne marche pas).

Bon décidément: un peu de dignité. Je vais trouver la solution moi-même! Je serai une MacGyver de la connexion qui flanche! 


Je carbure d’idées pour me sortir seule, digne et grandie, de ce mauvais pas: retourner la maison à la recherche d’une vieille carte sim contenant quelques toutes petites minutes pour appeler mon mari; bidouiller le vieux boîtier wifi qu’on utilisait pas plus tard que l’année dernière; chercher un téléphone oublié par hasard; regarder l’antenne bras ballants. 

Je suis à court de carburant. MacGyver est en panne sèche.

Je ne dois plus avoir de forfait et, comme une cruche, n’ai aucun moyen de joindre mon mari - pour lui demander de m’en racheter, car je ne sais pas faire puisque je ne sais rien.


Bon, je peux me passer d’Internet jusqu’à demain mais il faut au moins que je prévienne mon mari que je ne suis pas joignable.

Est-ce que…

Je ne vais quand même pas faire ça, c’est ridicule.

En même temps, j’ai déjà épuisé mes options. Je n’ai plus d’idées. C’est nécessaire.

Il faut que je le prévienne, on ne sait jamais. 

S’il arrivait quelque chose, à lui, aux enfants et que mon mari désespéré tentait de m’appeler? S’il nous arrivait, à Dernier ou moi, quelque chose et que j’appelais et appelais avec désespoir? Et si je ratais un appel très important, ou un tweet?


Ce n’est pas exactement MacGyver, mais c’est une solution: je vais devoir appeler Colombina à travers la clôture.


Et je dis quoi? Eh Colombina, tu n’aurais pas un téléphone portable par hasard?

Je sais que son frère en a un. Qu’est-ce que je pourrais proposer à un garçon de onze ans à qui je n’ai jamais parlé pour qu’il me prête son téléphone? Les jouets de mes garçons ne l’intéresseront pas. Quelque chose à manger? Ou à boire?

Non, bon, j’arrête de partir en roue libre: je vais prévenir les parents de la petite voisine. Je lui dirai : “Colombina, tu peux aller me chercher tes parents pour qu’ils me prêtent du forfait?” 

À 36 ans, c’est bien, je me retrouve comme l’ado de 16 ans que j’étais, à piquer du forfait chez les uns et chez les autres. C’est bien, félicitations, tu as bien grandi Héloïse, une vraie femme libérée.

Mais il faut absolument que je prévienne mon mari, je m’en voudrai à mort s’il nous arrivait vraiment quelque chose.

Allez, soit, cheveux en bataille de m’être creusée la tête, vêtements sentant le lait caillé, marmot en bras (j’ai l’air dans le besoin avec mon gosse, c’est bien), dignité dans les chaussettes, je longe la clôture d’un pas de reine, en appelant Colombina, Colombina, Colombinaa. 


Rien.

Plus fort: Colombina!

Ah, justement, je la vois dans le fond du jardin.

Colombina!

Elle m’entend et s’approche d’un air très étonné.

- Euh, Colombina, bonjour, j’ai un petit problème. Tu pourrais aller me chercher ton papa ou ta maman?

- C’est parce qu’il n’y a pas Internet? C’est l’antenne qui a dû sauter, ça arrive tout le temps. En général, ça revient au bout d’une heure ou deux mais je vais chercher ma mère!

- Non, non c’est bon, merci, tu m’as bien aidée. Je vais attendre un peu. Et si ça ne revient pas, je te rappelle d’accord? 

Tout de même, un peu de dignité.


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Première amitié qui s’effiloche
 

Batailles choisies #226

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Grand va bientôt avoir le cœur brisé. Un premier chagrin d’amitié est à venir, je le sens - et le chagrin de Maman qui va avec. 👥


 

C’était prévisible de sa part et c’est un apprentissage important pour mon fils:  la petite voisine n’est pas venue jouer depuis trois jours. 

Collé contre la clôture qui sépare les deux terrains, Grand insiste: 

Colombina!

Colombinaa!

Cooolooombiiinaaa!



Pas de réponse. Les chiens des voisins se sont désintéressés de cet intrus inoffensif et s’en retournent à leur sieste, leurs aboiements mous faisant écho dans les montagnes alentour. 

À cinq ans, Grand est fondamentalement égocentrique et ne comprend pas que les gens, son amie Colombina, Maman, Papa, la maîtresse, peuvent être réellement occupés par ailleurs. Il est donc persuadé que lorsqu'on ne s’occupe pas de lui, c’est par pure méchanceté, pour l’embêter. Il tente différentes techniques de persuasion, offrir son petit frère comme appât (tu pourras jouer avec lui, promis Colombina) ou l’inviter sans l’inviter, ce qui me fait sourire autant que ça me fait de la peine, technique adorable autant que pathétique. De sa petite voix gentille, il dit: 

-Si tu ne veux pas jouer ici, ce n’est pas grave, on peut jouer juste à travers la clôture. Colombinaaa? 

« Combien de temps cette amitié va-t-elle tenir? »




C’était prévisible de sa part et c’est un apprentissage important pour mon fils.  

Colombina a sept ans, deux de plus que Grand. Elle vient jouer tous les jours ou presque avec lui et, malgré leur écart d’âge, elle aime la compagnie et les jeux idiots de mon fils - vient Colombina, on joue à garer les p’tites voitures

Mais depuis trois jours, elle n’est pas venue.

Lors de ses dernières visites, j’ai eu l’impression de voir une distance se creuser. Je l’ai vue refuser les jeux que Grand lui a proposés. Elle a semblé s’ennuyer. Elle a essayé, sans succès, d’apprendre à Grand les jeux de balle (foot, basket, volley) qu’elle affectionne et auquel mon fils est d’une maladresse terrible.  

Cette amitié n’est-elle que de circonstances, née parce qu’il n’y avait rien de mieux comme ami: elle est venue se confiner à la campagne, chez ses grands-parents, comme Grand? Une fille de sept ans, qui plus est la cadette de sa fratrie, et un garçon de cinq… combien de temps peut-elle tenir, cette amitié?  




C’était prévisible. C’est un apprentissage important.

Les amis ne nous appartiennent pas: ils changent et il faut faire avec, parfois la vie nous éloigne. 

Mon cœur se serre quand Grand me confie, avec sa franchise d’enfant: 

-Je suis triste et je suis déçu parce que je voulais jouer avec Colombina, moi. 

-Grand, parfois, les amis ne peuvent pas venir jouer, tu sais. Elle doit avoir des devoirs pour l’école. Sûrement demain, mon chéri.

La tête basse, il dit d’accord puis retrouve son insouciance en jouant avec les chiennes de sa grand-mère. Lui a vite oublié mais moi, je rumine encore: et si elle ne venait plus jouer?  

« Le Covid a siphonné les joies de grandir »




C’était prévisible. C’est un apprentissage important. 

Mais mon cœur se serre. La petite voisine est depuis plus d’un an, depuis la fermeture des écoles, la seule vie sociale de mon aîné. Il n’aura eu quasiment qu’elle pour partager des jeux, pour rire, apprendre, se dépenser. Grand n’a revu ses camarades que deux semaines à la fin de l’année scolaire dernière, en Moyenne Section, puis un mois de Grande Section avant le nouveau confinement.

Il est tellement heureux de partager avec elle! Eh quoi, cette joie lui sera-t-elle retirée?

C’est aussi ça, le Covid, un virus qui siphonne les amitiés d’enfant et les joies de grandir?


Au fond du jardin, j’entends une petite voix:

-Grand? Tu viens jouer?

-Oh, Grand, Colombina est à la clôture, elle t’appelle!



Ouf, le cœur de Grand s’emplit de joie et il pique un sprint pour la retrouver.

Ouf, mon cœur respire.

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