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Une serviette en promo
 

Batailles choisies #184

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En deux mots:

Les privilèges de classe, petite piqûre de rappel avec une simple serviette de toilette.


 

Au petit-déjeuner, on taquine gentiment belle-maman sur sa manie de garder le moindre truc qui pourrait servir (un tube en plastique, du dissolvant des années 80, les layettes d’une cousine) et de se souvenir de tout ce qu’elle a prêté un jour dans sa vie, surtout si la chose en question ne lui a pas été rendue. 

-Et je l’ai jamais revue, la serviette de toilette que je t’avais offerte pour ton départ au Canada en échange universitaire, hein! dit-elle sur un ton mi-déconfit, mi-acrimonieux. Elle est restée au Canada, pff.

Son fils (mon mari) la regarde:

-Quelle serviette? Je ne m’en souviens plus du tout. 

Moi qui vivais avec lui à cette époque ne revois non plus aucune serviette de toilette digne de mémoire. 


Je la charrie gentiment, quand même se souvenir d’une serviette après quinze ans, faudrait lâcher un peu de lest, faut changer de disque là-haut.

Elle me répond un peu peinée que pour moi (sous-entendue: la bourge) ce serait juste une serviette, mais que pour elle, c’était un sacrifice, une dépense, et qu’elle s’en souvient encore, oui.


La conversation passe à autre chose mais je ne peux m’empêcher d’y repenser aujourd’hui et je me rends compte, effectivement, pourquoi ma moquerie est insensible. Oui, je ne viens pas d’une famille où on se souvient du prix d’une serviette après quinze ans. On a besoin d’une serviette, on en achète une, on l’oublie.

Mais pour une femme comme elle, qui vient d’un milieu moins privilégié que le mien, cette serviette a dû prendre bien du temps et de l’espace mental: celui d’attendre une promotion pour l’acheter, quitte à y penser des mois en avance; ou celui de prendre le bus et une après-midi de son temps pour aller dans un magasin d’usine à une heure de chez elle, parce qu’il y a un destockage et que s’il y a des promos à -50%, ça vaudra largement le prix du billet de bus; celui du calcul pour savoir si elle arriverait à la fin du mois en l’achetant, ou s’il vallait mieux attendre le mois prochain, mais si elle passait à côté de la promotion? Celui, peut-être, de payer en plusieurs fois, de se réjouir de son achat, comme ça il part avec quelque chose de très correct pour son année à l’étranger. 

Sa tête a dû être bien plus pleine d’appréhensions et de calculs que ne l’a jamais été la mienne face à cet achat insignifiant.

Une tête de femme, pleine des besoins des autres qui jouent des coudes avec ses propres galères, dont on se moque et qu’on balaie comme banal. 


Privilège de classe: acheter et faire de la place dans son temps et dans sa tête.    


Hormis son diogénisme, réel, rappelle-toi que c’est plus souvent le fossé de nos origines sociales, à elle et moi, qui nous sépare et dans lequel aujourd’hui, je me suis pris un gadin.

 
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Confinement - Jour 5
 

Batailles choisies #9

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En deux mots: Les écrivain.e.s semblent trop heureux d’être confinés. C’est suspect.

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Hier, je me suis pris une claque - au sens figuré. 

Alors aujourd’hui, j’ai besoin de réfléchir à mon journal, besoin de comprendre pourquoi je le tiens, ce journal d’un confinement.


Ma claque, d’abord.

Hier, je vois passer sur Twitter des moqueries bien senties sur le journal de confinement de Leïla Slimani (texte que je n’ai pas lu, je le précise) publié dans Le Monde. Alors que le globe court peut-être à sa perte, Slimani écrit depuis sa belle maison sur des problèmes qui n’en sont pas, tient, en somme, un journal de confinement grand bourgeois quand d’autres ne savent pas comment ils vont survivre à cette catastrophe.

En lisant ces tweets, j’ai une montée de sang, je rougis, je bafouille, je me dis en fait, moi aussi, je suis une bourgeoise qui tient un journal de confinement confortable. Est-ce que je suis ridicule? inconsciente? ignorante du malheur des autres?   

Ce soir, j’ai besoin de répondre à cette question, pour continuer ou non, demain, mes posts quotidiens. Répondre à cette simple question douloureuse :

« est-ce que je peux, est-ce que j’ai le droit, d’écrire un journal de confinement quand j’habite une maison avec piscine? »

Dans cette crise sanitaire mondiale, qui dévaste des régions, des personnes, des vies, les privilégiés ne feraient-ils pas mieux de se taire ?

Des privilèges, j’en ai beaucoup, et j’en suis consciente. 

J’ai 

le privilège de vivre dans une maison avec jardin.

le privilège qu’on soit deux parents à la maison.

le privilège d’avoir deux salaires assurés à la fin du mois.

le privilège de ne pas avoir peur de mon conjoint.

le privilège d’avoir des réserves de nourriture ou de la place pour en faire si nécessaire.

le privilège d’habiter dans un lieu où il fait beau et chaud.

le privilège d’avoir des enfants sains.

« Quand d’autres font l’expérience de la détresse, j’ai le privilège de pouvoir vivre cette pandémie comme un trop long week-end. »

Être rappelée à sa chance fait mal. Mais je veux croire que je peux écrire sur mon expérience, que je ne fais pas preuve d’indécence, si je garde en tête mes privilèges, et si je replace cette écriture dans mon parcours d’écrivaine. Je ne vis pas ce confinement comme une aubaine d’écrivaine en mal de projets, chouette, un truc à dire, une occasion de faire parler de moi. Écrire sur ma vie quotidienne fait partie de mon travail depuis longtemps : huit ans que je tiens un journal quotidien, sur des petits carnets bleu gris, où je répertorie, analyse, raconte par le menu, les actions (in)signifiantes qui composent mon existence.

Parce que je suis persuadée, d’autant plus depuis que je suis devenue maman, que dans ce quotidien se loge un matériau littéraire rarement découvert, rarement exploité dont, un jour, je ferai quelque chose

Pourquoi le publier, alors, plutôt que de continuer à le consigner pour moi seule?

J’ai voulu contrer la perspective de semaines entières à souffrir de la présence constante de mes enfants par un projet lancé dans le monde, voilà, pas de retour en arrière possible, pas le moment de flancher, la jument.

Rien de plus.

Écrire, modestement, de façon têtue, sans prétendre à ce que mon expérience vaille celle des autres, depuis un cœur honnête. Je ne publie pas ce blog comme si c’était une expérience extraordinaire. C’est un autre rythme, une autre manière de compiler cette vie quotidienne avec des enfants qu’on oublie presqu’instantanément alors que je veux en garder trace

Et, si je dois regarder plus souvent d’où j’ai la chance de partir, je crois que cette chronique quotidienne qui pour l’heure ne mène à rien, me mènera quelque part. 

Mon journal d’un confinement, il faut que vous le lisiez comme ça. Et surtout que je l’écrive comme ça.

 
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