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La patience
 

Batailles choisies #593

Doit-on toujours être patiente? L’éternelle patience, horizon à atteindre ou rebord avant la chute dans les abîmes de culpabilité parentale? 🫥


 

Ce soir, Dernier est difficile. Mari l’a récupéré de la crèche et s’est occupé de lui pendant mon conseil de classe. Il a été pénible, vraiment, me dit-il en soufflant au moment où j’arrive pour prendre la relève. Non, je l’ai emmené manger une glace et ensuite au supermarché. Mais, pfff, il a été insupportable. Il n’a pas arrêté de faire des crises, il ne voulait rien écouter…

Ding dong!

- Bonjour Madame, voici votre colis.

- Quel colis? Je n’ai pas commandé de colis…

- Si, si, regardez, c’est un envoi de Culpabilité, une entreprise de Pour ma Poire

Suis-je la seule femme à avoir droit à ça? Ce poids que le ou les enfants ont été difficiles, que Mari n’en peut donc plus, qu’il faut arriver en mode guerrière de la patience, qu’il faut manager les émotions de toute la famille, cette livraison de problèmes que je n’ai pourtant pas commandée… c’est si lourd à porter. D’autant plus que, de la patience, je n’en ai plus beaucoup. Je suis fatiguée de devoir être patiente. Je n’ai plus la force, ni l’énergie de contourner les conflits, d’écouter les émotions, de montrer la lune ou les papillons pour faire oublier qu’on doit rentrer ou qu’on ne doit pas sauter dans les flaques. Je n’arrive plus à prendre sur moi, d’autant que Dernier aura sans doute raison (ce soir) de ma patience et aura (en fin de compte) ma peau. 

C’est vrai qu’il est pénible, très pénible, vraiment très pénible - un terrible poil à gratter, pour lui, pour ses frères, pour ses parents, pour toute la famille. Il n’arrête pas de chouiner, d’enchaîner les crises et les caprices, veut le jouet de son frère, ne veut pas prêter sa balle, ne veut pas entrer, ne veut pas sortir, exige des biscuits, ou un jus, puis des biscuits et un jus, le tout à grand renfort de cris et de coups de poings, de pieds et de roulades sur le sol. 

Face à ces crises, face à la perspective d’une soirée difficile, Mari et moi faisons face très différemment. Lui m’intime, en fermant la porte: laisse-le pleurer dans la cuisine! Moi, je ne peux pas. Il faut que j’essaie de trouver une solution, il faut que j’essaie de le sortir de sa noyade parce qu’il risque de nous entraîner tous par le fond. Il faut qu’il ait quelque chose dans le ventre, ça résout le problème la majorité du temps. J’attends un peu, pour ne pas contrarier Mari, mais je ne peux m’empêcher d’aller proposer au troll qui hurle des carottes, des pâtes, un jus et même un biscuit, si vraiment il n’y a rien d’autre à faire… À force de stratégie et d’abnégation, ouf, je réussis à lui faire manger un yaourt et surtout deux œufs au plat. Allez, c’est bon, on est sortis du bois. J’ai réussi ma mission patience, Mari et toute la famille vont survivre à cette soirée.

À moins que…

Non, Dernier est encore insupportable, encore plus insupportable même, il grimpe au lit superposé de ses frères, ne veut pas descendre, jette les oreillers sur l’idiote du bas, éclate de rire puis se met à pleurer, tente de jouer à chat, ne veut pas se déshabiller, ne veut pas aller à la douche. Je tente une ultime manœuvre de diversion, qui m’amène devant le bain tout chaud, mais il se roule sur le sol pour m’empêcher de le déshabiller. Alors c’est la goutte d’eau. Je me fâche, fort, très fort, trop fort. Je deviens un loup-garou. Je le déshabille très brusquement, j’arrive tout juste à ne pas lui taper la tête contre tous les meubles de la salle de bains, et me contente de lui hurler au visage “mais arrête, arrête… “ Ça pourrait aller plus loin. Mari, qui m’entend péter un plomb, vient récupérer, sauver (la face de la mère) son enfant. Quand il entre, ça fuse, les “j’en ai marre d’être patiente pour toute la famille, marre de devoir avoir la patience pour nous deux et même pour nous cinq”, je me sens prisonnière de ce travail émotionnel. Je regrette assez vite mes deux colères, contre mon fils, contre mon Mari, parce que, si je suis honnête avec moi-même, il est difficile de démêler tout ce qu’il y a dans cette prise de bec familiale. N’est-ce pas autant que Mari est intensément fatigué de Dernier, puisqu’il s’en est beaucoup plus occupé que moi ces dernières semaines? Ce sentiment d’injustice que je me farcis moi, tout le travail émotionnel de la maison, à essayer de faire exprimer leurs émotions aux uns et aux autres, n’est peut-être pas celui qui devrait primer, ce soir? 

Car je ne sais plus si être toujours patiente est une bonne idée avec les enfants. Parfois, comme ce soir, je me surprends à penser que j’échoue dans ma stratégie. En fait, les jours difficiles comme ça, quand les enfants sont intenables, et que j’essaie de déployer des trésors de patience, je me dis que je joue mal mes cartes. Je n’ai pas assez de patience pour faire face à cette situation. Je n’ai pas reçu suffisamment d’amour de mes enfants pour avancer. Et je devrais me préserver. Juste m’éloigner, laisser pleurer au lieu de foncer tête baissée dans le panneau. Peut-être laisser pleurer cinq minutes quand on sent qu’on ne va pas tenir.

Juste, parfois, abandonner, sauver la face et faire face comme on peut.


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣

Terrible
 

Batailles choisies #567

Terrible - emprunté au latin “terribilis”, signifiant “effrayant, épouvantable”; qui inspire la terreur; qui est d’une violence et d’une intensité extrêmes. 😰


 

Dernier pleure de toutes ses forces, se roule sur le sol de la chambre, tape des pieds et des poings en criant Papa, Papa, Papa. Il mouille la moquette de ses larmes, va chercher dans le plus aigu de ses hurlements, de ceux qui aiguillent la chair et pénètrent jusqu’aux os

C’est terrible de sentir siphonner son sang et son amour maternel.

C’est encore plus terrible de sentir à leur place monter la haine.


Je suis chez ma belle-mère avec Dernier, Mari s’occupe chez nous des grands, l’un invité à un anniversaire, l’autre invité chez un ami. Ça va nous faire du bien à tous de changer de rythme, de n’être pas tous les cinq, de se partager. Sauf que Dernier ne comprend pas bien pourquoi il est chez Abuelita sans son père. Quand il était dehors et qu’il jouait, il n’y avait pas de problème, mais maintenant qu’il est dans la chambre, qu’il commence à être fatigué, les tensions déchargent, les peurs et les pleurs surgissent. Dernier est plongé dans une crise de coups de pieds et de poings, hauts cris et hurlements plus hauts encore. Petit à petit, à chaque minute qui passe, je sens s’enraciner des sentiments qui me font peur, je sens monter des accès de violence, j’ai envie de lui hurler au visage, j’ai envie de le frapper, je sens qu’ont été convoquées les déesses de toutes les rages, les colères divines, les Harpies, les Méduses, les Médées et j’ai peur d’être complètement emportée par cette haine de mon enfant, par le sentiment d'impuissance qui étouffe tout calme et toute logique, par le sentiment de rage froide qui gèle mon cœur et me glace les os

C’est terrible de vouloir que son enfant n’existe plus.

C’est encore plus terrible de devenir Faust. 

 

Je négocie avec moi-même, fais toutes sortes de pactes, attends un peu qu’il arrête de pleurer, surtout ne le mets pas de force dans le lit, de ce genre de batailles, tu sors toujours perdante, compte jusqu’à dix, écoute les oiseaux dehors, garde le silence, ne bouge pas, respire calmement, n’existe pas, fais-toi toute petite.

C’est terrible cette pression de devoir prendre sur soi.

C’est encore plus terrible de savoir que le moindre raté de sieste déclenchera une réaction en chaîne, aura des conséquences néfastes sur l’humeur de tous, et qu’il faut accepter de disparaître pour le bien de tous. 


Mon Dernier a deux ans et quatre mois. Il enchaîne les crises, nous écrase de sa volonté têtue, crie au lieu de parler, pleure au lieu de demander, frappe, résiste, et face à lui, on ne peut qu’endurer, supporter stoïquement l’effrayante prison qui durera encore six ou huit mois peut-être.


Deux ans et quatre mois. 

C’est l’âge terrible.

Et c’est terriblement long d’attendre que son dernier enfant grandisse

Et c’est terrible que Dernier n’ait que cette mère-là, épuisée, à bout d’être mère, médéante et médusée.


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