T’inquiète, je l’amène
 

Batailles choisies #617

Bataille intérieure: mon mari a dit qu’il emmènerait Milieu chez son ami. Mais il est en retard - une réunion. Mon combat: amener Milieu pour qu’il soit à l’heure ou laisser Mari se dépatouiller de son organisation? ⏰


 

Milieu trépigne

- C’est aujourd’hui que je vais chez F.?

- Non, c’est dans cinq jours, mon chéri.

- C’est aujourd’hui que je vais chez F.?

- Non, c’est dans quatre jours, mon chéri.

- C’est aujourd’hui que je vais chez F.?

- Non, c’est dans trois jours, mon chéri.

- C’est aujourd’hui que je vais chez F.?

 - Non, c’est dans deux jours, mon chéri.

 - Deux jours?

- Oui, après-demain!

- Après-demain!

- C’est aujourd’hui que je vais chez F.?

- Oui mon chéri!

- À quelle heure je vais chez F.?

- C’est Papa qui va t’amener mais il s’est mis d’accord avec la maman de F. pour t’amener à trois heures de l’après-midi.



Il est deux heures trente, et je viens seulement de m’installer pour mon temps tranquille de travail - entendez: les enfants regardent la télé et me laissent, enfin, souffler et écrire. Milieu aime bien regarder Pat’ Patrouille mais il préfère vraiment aller chez son ami F. et, toutes les dix minute environ, il passe sa petite tête par la porte de la cuisine où j’essaie de travailler et me demande : “C’est maintenant que je pars chez F., Maman? C’est maintenant?” Je réussis à gagner du temps plusieurs fois, en lui demandant d’aller se coiffer, puis d’aller se laver les dents, puis de préparer un petit sac à dos avec ses affaires de foot enfin de mettre ses chaussures. Mais je n’ai plus d’idées pour jouer la montre et il est 14h55. Il faudrait partir maintenant pour être à l’heure. 

Derrière moi, le silence du home-office de Mari se rompt soudainement, à 14h57, quand j’entends sa voix commencer une réunion, de ce ton à la fois enjoué et sérieux qui sert, comme la sonnerie d’un appel visio, à marquer le début d’une session de travail. Il arrive que ces réunions ne soient qu’un appel, rapide, simple, efficace. J’attends donc dix minutes avant de commencer à maudire Mari dans ma tête, et voilà, évidemment, il s’est engagé à quelque chose et il na va pas tenir ses engagements, parce qu’il vit dans le monde des maris, celui où on ne sait pas combien de temps ça prend pour amener un enfant chez un copain, celui où on fait des promesses qu’on ne tient pas, celui où c’est évidemment moi qui vais devoir finir par amener Milieu.


Je n’ai aucun problème à amener Milieu chez F., c’est juste à côté. Ce qui me dérange dans cette histoire, c’est que si c’est à moi de l'emmener, je m’organise et je construis mon temps de travail, mon temps tranquille, autour de ça. Je commence le temps télé plus tôt ou plus tard, bouge le déjeuner ou le retarde, en fonction, histoire de garder ce moment si important pour moi et ne pas me retrouver comme maintenant, comme de bien entendu, avec cette pression que c’est à moi d’amener Milieu, en plein milieu de ma session d’écriture - qui, à mon retour, sera terminée.


Je fulmine intérieurement, chaque minute qui passe me prouvant que j’ai raison, que décidément ça sert à quoi de se partager les tâches si elles finissent par me retomber dessus. Il me suffirait de passer la tête par la porte du bureau, ou d’écrire un petit Whatsapp, pour demander si ça l’arrange que j’amène Milieu, en fin de compte, peut-être une réunion de dernière minute, un imprévu quelconque, qui se comprend.


Non. Non. Et triple non. 

Je ne ferai rien.

Je ne proposerai pas de l’amener.

Je continuerai de dire à Milieu que bientôt, bientôt, il faut attendre que Papa ait terminé une réunion en me retenant de dire acrimonieusement “t’as qu’à demander à ton père, hein”. 

Je suis décidée à ne rien faire tant qu’on ne m’a pas explicitement demandé, tant qu’on ne m’a pas explicitement dit qu’on s’était planté et qu’on me pourrissait la vie - enfin, deux heures précieuses de ma vie de non-mère.

Tant pis pour Milieu, tant pis pour la politesse, tant pis pour la générosité envers le conjoint. Ou est-ce que…

Cette bataille intérieure entre la féministe et la femme mariée, la mère et la non-mère me consume, au point que j’ai du mal à me concentrer sur mon travail jusqu’à ce que…


15h23. La porte du bureau s’ouvre. Mari presse Milieu qui saute dans la voiture.

Ma colère refroidit.

25 minutes de retard, ça… va.

Plus tard dans l’après-midi, alors que je me demande si je dois m’organiser pour récupérer Milieu, Mari me dit de regarder son whatsapp, pour vérifier l’heure de fin d’après-midi “jeux”.

Je remarque qu’il avait poliment écrit à la maman de F. un petit message à 15 heures tapantes pour lui dire qu’il était en réunion. Puis un autre à 15h23, pour lui dire qu’il partait.


Bon. j’ai peut-être été un peu… trop prompte à le juger de travers et à travers mes lunettes féministes

Parfois, se retenir, laisser faire, lâcher-prise, souffler.


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣

Promos sur l'été
 

Batailles choisies #616

Mon été en vrac, avec une très très grande nouvelle qui sort du lot. Saurez-vous trouver laquelle? 🗑


 

Dernier a eu trois ans.

J’ai mis la dernière couche de toute ma vie de mère.

Je me suis fâchée très fort sur Grand qui, mauvaise tête, ne voulait pas aller marcher avec ses frères et moi alors que c’était la seule idée que j’avais pour les occuper ce lundi de début de grandes vacances d’été.

Dernier a fait une crise, une autre, encore une, une troisième.

On est allés chercher mes parents à l’aéroport, embrassades et retrouvailles pleines d’émotion.

Je suis allée chez notre pédiatre adorée, compréhensive, rassurante, encourageante, pour trois rendez-vous consécutifs pour mes trois enfants. Ils se sont comportés correctement, sauf Dernier qui s’est impatienté, s’est échappé du cabinet et m’a crié des insultes du fond du couloir - fatigue, honte, résignation. 


J’ai mis la dernière couche de toute ma vie de mère.

On est partis en vacances dans le Sud du Chili, on a été cahotés par des routes pierreuses et creusées de trous, empoussiérés de cette terre brune collante qu’est le trumao.

On a rêvé à une maison secondaire perdue dans la montagne - et pourquoi pas, oui? Au bout de ce chemin caillouteux, il y a de hauts arbres centenaires, des cascades, des lagunes, des enfants heureux jouant au grand air. Quel doux rêve…

Je me suis fixée comme mission de terminer mon deuxième roman, au moins une version à peu près aboutie, d’ici la rentrée scolaire.

J’ai recommencé à travailler mon deuxième roman, petit à petit, à l’heure de la télé du début d’après-mid, qu’avec beaucoup de culpabilité, j’ai laissé chaque jour quelques minutes de plus pour pouvoir travailler.

J’ai pleuré d’écrire chaque mot, chaque ligne, d’avoir l’impression que je n’arrivais à rien, que je ne valais rien, que j’avais définitivement raté ma carrière d’écrivaine, 

J’ai menacé Dernier de retourner à la crèche l’année prochaine s’il continuait à se comporter comme un bébé. J’ai regretté le temps où j’avais la patience d’être mère, d’expliquer, d’écouter les sentiments et émotions.

J’ai écrit, tous les jours, avec acharnement, sérieux, résignation.



J’ai mis la dernière couche de toute ma vie de mère.

On s’est baignés dans des piscines naturelles d’eau délicieusement glacée, formées dans les gorges d’un fleuve du Sud. On a crié et ri de joie, transis et saisis.

Dernier a arrêté de faire ses siestes et s’est mis au même rythme que ses frères, coucher à 20h, lever à 7h, télé en début d’après-midi.

J’ai retrouvé un mari joyeux, heureux d’être avec sa famille, sans qu’il parvienne pourtant à sortir de sa fatigue d’un rythme effréné de travail. 

On a fait des plongeons, des sauts, des ploufs, des figures dans cinq piscines différentes. 

Milieu s’est blessé à la tête en voulant faire un saut périlleux arrière dans l’eau qui a fini la tête contre le rebord de la piscine.

J’ai fait de très longs câlins à Milieu. J’ai fait de doux câlins à Grand. Dernier m’a exigé de longs et doux câlins. Je les ai donnés, parfois à regret, parfois avec plaisir.  


J’ai mis la dernière couche de toute ma vie de mère.

On s’est embarqués dans des plans évidemment galère, plans avec trois jeunes enfants qui ont trop chaud, ne veulent pas marcher, exigent d’être portés, 13 kilos sur un bras, 17 sur l’autre, n'en ont rien à faire des arbres centenaires de parcs nationaux, s’endorment dans la voiture et se réveillent d’humeur ogresque, qu’on ne peut calmer qu’à coup de paquets de chips et de glaces pleines de colorants.

On s’est embarqués dans des plans évidemment galère parce qu’il faut bien occuper tout ce petit monde et on s’est étonnés que tout se soit très bien passé, non, vraiment, tranquille, aucun problème. 

On a fait des jeux de société à cinq, à trois, à deux, à six, on a partagé de grands éclats de rire.

J’ai adoré voir mon Milieu, qui ne s’intéressait pas beaucoup aux cartes ou aux jeux de plateau, y jouer avec plaisir, en apprendre de nouveaux, attendre son tour, bouger le pion, demander à refaire une partie.


J’ai mis la dernière couche de toute ma vie de mère.

On a eu froid sur notre plage du Pacifique préférée par temps nuageux, on a déjeuné dans un restaurant sur le port de pêche, on a vu qu’en cette saison estivale, on pouvait monter dans un vieux bateau pour faire le tour des côtes de la péninsule. On est tombés en panne au bout de cinq minutes de cabotage, on a attendu quinze minutes qu’un bateau un peu moins vieux vienne nous sauver. 

Les garçons ont hurlé de joie en voyant des lions de mer et des bateaux échoués.


J’ai mis la dernière couche de toute ma vie de mère.

J’ai terminé une première version de mon deuxième roman.

J’ai envisagé avec appréhension et soulagement cette première année scolaire où mes trois garçons sont à la grande école. Ça se tasse. Ça grandit.

On a évoqué les prochaines retrouvailles, les vacances en France en mai, les grands-parents en novembre et peut-être, peut-être, pour la première fois, un voyage des petits-enfants sans leurs parents pour les fêtes de fin d’année. 

Dernier a hurlé de toute la force de ses poumons parce qu’il ne voulait pas se laver les dents, ni aller se coucher, ni mettre son pyjama, ni lire un livre, ni rien. 

J’ai pleuré intérieurement que ce troisième gamin, encore, m’épuise, ne me laissera donc jamais passer à autre chose?


J’ai mis la dernière couche de toute ma vie de mère.


Quel été merveilleux!


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣