Les enfants n’existent pas

 

Batailles choisies #258

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Perspective de devoir retourner au travail en pleine pandémie: larmes, bouffées d’angoisse, colère brûlante. Enfants en bas-âge et télétravail, exemple d’incompatibilité nº3468. 🔥


 

Je suis censée reprendre le travail au mois de juillet, après mon congé maternité. 

“Censée”, parce que ce n’est pas sûr.

Au Chili, une loi est en train d’être votée donnant la possibilité de prolonger son congé en raison de l’état d’urgence sanitaire, mais je n’arrive pas à savoir si je vais en bénéficier. On m’envoie des signes contradictoires. Bravo, la loi a été adoptée! Mais elle ne s’appliquerait que jusqu’en juin. C’est évident que tu vas en bénéficier, mais seulement si l’état d’urgence est prolongé lui aussi. Certains jours, je pense que c’est bon, d’autres, je pense que non. Sans que je sache ni pourquoi, ni comment, mais avec un sentiment d’arnaque clair et net, il se pourrait aussi que ça ne s’applique pas à moi.

Une telle incertitude me mine, me dévore. 


Je m’y vois déjà: Dernier que j’occupe en secouant un hochet pendant que je parle de participe passé à des 6e, Grand et Milieu se disputant pendant mes classes, grappiller chaque seconde pour préparer des cours, les enfants, arrêtez, je suis en cours, chaque matin demander à mon mari à quelle heure sont ses réunions, courir d’un enfant à l’autre, d’une visio à l’autre, d’une angoisse à l’autre, enfants dans les jambes, casseroles dans les mains, larmes dans la gorge.


Reprendre le travail, c’est vivre avec l’épée de Damoclès d’un nouveau confinement (crèches et écoles fermées donc enfants à la maison) au-dessus de nous tous. C’est s’ouvrir à la possibilité de nous retrouver tous les cinq dans une situation pire que l’année dernière. Pire parce que mon mari a changé de travail et est beaucoup moins flexible sur ses horaires, pire parce que nous avons un enfant de plus, pire parce que le confinement est la nouvelle normalité et que l’inhumanité des employeurs est désormais patente: ben oui, vous avez des enfants, mais bon, ce n’est pas notre problème, Madame, débrouillez-vous, le cours est à 12h30. 

Je me dis que je vais peut-être replonger dans cet enfer, qui est devenu plus infernal encore. Je souffre d’une sorte d’état de stress post-traumatique.

À la simple pensée de ce possible replongeon, alors que ces problèmes sont encore dans ma tête, dans mes projections les plus noires, alors qu’il me reste plusieurs semaines avant la fin de mon congé, alors que je caresse encore un peu l’espoir de ce prolongement, à cette simple pensée donc, j’angoisse, je pleure soudainement alors que je tiens la main de Milieu, joue à chat avec Grand ou dépose des baisers sur les joues rondelettes de Dernier. Surtout, je retrouve un sentiment familier, terrible, de maman confinée télétravaillant: la détestation de mes enfants.

Mes bouffées d’angoisse me rendent complètement impatiente, capable de vriller à la moindre bêtise. Elles ont besoin de s’extérioriser et tombent sur mes petits, qui n’y sont pour rien. 

Elles sont d’autant plus fortes qu’elles sont baignées dans l’injustice de la situation, son aveuglement volontaire et cruel. Parce que toutes les autorités du monde ont fait semblant que télétravailler avec des enfants en bas âge était possible. Parce que toutes les autorités du monde doivent prétendre que c’est possible. Parce que sans l’exploitation des femmes, notamment sur le travail parental, le travail (entendez: rémunéré) est impossible.

Alors, tout le monde prétend.

Dans ce monde d’exploitation qui tente de passer au forceps la pandémie, on fait semblant que les enfants n’existent pas. On fait comme si les enfants n’étaient pas là. Comme s’ils ne devaient pas être là.


Est-ce vraiment étonnant que flambent impatience et détestation en même tant que s’allument mes affres d’angoisse?

Non. Mes enfants, effectivement, ne devraient pas être là.

Ils ne devraient pas être là quand je dois travailler.

Moi aussi, je pense que mes enfants ne devraient pas être là, dans mes pattes alors que je travaille, dans mes pattes alors qu’ils ont un père, dans mes pattes alors que le contrat social de mère signé avec la société moderne nous parlait de mode de garde, de priorité donnée au bien-être de la famille.


Ma colère de ce que j’ai vécu lors du premier confinement est intacte. Elle ne pardonne pas ce monde dans lequel nous vivons qui fait comme si les enfants n’existaient pas, pour faire comme si les femmes n’existaient pas


Ces angoisses du télétravail avec les enfants, que je sois obligée de les revivre encore prochainement ou non (oh, espoir de ce prolongement dont je pourrais bénéficier!), je ne les oublierai jamais.

Aucun monde ne peut se prétendre “monde d’après” en les passant sous silence.

Mes angoisses affleurent facilement. Et elles vont de pair avec ma colère, celle de toutes les mères, qui est inextinguible.


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