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Papa travaille
 

Batailles choisies #544

Petit point sur le vocabulaire de Dernier - où je m’attacherai à une acquisition récente de la plus haute importance. 💼


 

Certains mots récemment acquis par Dernier sont tout aussi chmous que lui, des mots légèrement déformés par rapport à l’original, qu’on comprend parce qu’on connaît bien la petite bouche qui les prononce. Ainsi, j’adore proposer à mon fils du “gadoute” avec des “céréali”, c’est-à-dire du yaourt avec des céréales. Mon fils a ce tic de langage de mettre des “i” à la fin d’un certain nombre de mots, comme les pluriels ou les génitifs latins: cereal, cereali; pan, pani; juguito, juguiti. J’adore aussi proposer à mon bilingue de fils de regarder le livre avec les néléfantés ou celui avec les vélos, ou clétas, ça dépend de mon humeur. Et quand il veut sortir, quand il veut aller à la place, y a-t-il quelque chose de plus adorable que de lui dire qu’on va aller à la Da-Dou, c’est-à-dire la balançoire, qui devrait bien plutôt s’appeler une da-dou, puisqu’il est vrai quand on monte dessus, qu’on dit daaaaa-douououou au rythme du balancier? Dernier entre dans une phase où il parle mieux, où il dit davantage de mots, réels ou bricolés avec des bouts de français et des morceaux d’espagnol. Ce sont des mots de tous les jours que, bien sûr, j’aurais bientôt oubliés, des mots de bambin mignons mais forcément transitoires, qui seront bientôt remplacés par le vrai, le sérieux, l’académique mot qu’il ne sait pas dire pour l’heure. 

Il y a des mots, pourtant, qui sont moins adorables et beaucoup, beaucoup plus utiles. L’un en particulier a été acquis très récemment et je suis très heureuse qu’il puisse enfin le dire parce qu’il l’a compris, après des mois à essayer, sans succès, de lui inculquer: “travaille”, dans la phrase qui me libère enfin d’un tourment, “Papa travaille”.


Mon mari est 100% en télétravail. Il est donc tous les jours à la maison, à faire ses horaires, tenir des réunions, à essayer de son mieux de ne pas se laisser distraire par les cris, les pleurs, les disputes, qui résonnent à la maison, pendant que j’essaie, moi aussi, de mon mieux, d’éviter que Papa ne soit dérangé parce que Papa travaille. Sauf que Dernier, jusqu’à maintenant, ne comprenait pas que Papa, dont il sait qu’il est à la maison, qu’il entend parler, ne doit pas être dérangé. Notre jeu pas très amusant à Mari et moi, consistait donc pour moi à empêcher Dernier de rentrer dans le bureau, avec des caresses ou trop souvent des menaces; pour Mari, las, à jouer aux bureaux musicaux toute la journée, essayant de se cacher d’un Dernier qui sinon va l’interrompre, le réclamer, le matin en haut dans la chambre d’amis, en début d’après-midi dans le bureau en bas, parfois dans notre chambre s’il faut vraiment.


Allez, et encore une fois!

Dernier, qui a entendu son père, qui n’en a que faire de mes menaces, qui de toute façon profite du fait que je suis occupée avec ses frères, monte les marches et, résolument, se poste devant la porte du bureau d’où sort cette voix aussi irrésistible que celle des sirènes. Je monte à la suite de mon têtu de fils et tente, en silence, d’arrêter l’impertinent qui vient de poser sa menotte sur la poignée. Tout doucement, il pousse la porte du bureau qui grince légèrement. Mari ne se retourne pas, tout à sa réunion, mais je sais qu’il a entendu, je sens la tension se dégager de son silence, d’un mouvement d’épaules subreptice, d’une inflexion de la voix dans laquelle je suis la seule à déchiffrer sa nervosité, son impatience. Pas encore! Pas encore Dernier qui babille ou hurle ou réclame Papa, Dernier que je dois sortir parfois de gré, plus souvent de force, et qu’on entend hurler sur toute la descente des escaliers, dans le salon, la cuisine, jusque dans le jardin.

Aujourd’hui, pourtant, Dernier se contente de rester sur le pas de la porte, de regarder son père parler à l’écran de l’ordinateur et de se retourner vers moi en disant avec simplicité:


- Papa tavaille

- Oui, tu vois, Papa travaille, à l’ordinateur.


Puis, Dernier, doucement, referme la porte.

Quel mot! Quel cadeau!


Batailles en vrac⭣

Batailles rangées⭣

Colère
 

Batailles choisies #459

Il est des disputes de couple qui laissent des marques. ❤️‍🔥


 

Dernier est encore malade. On est jeudi et j’ai une grosse journée de cours. Mon mari prépare son sac pour partir avec Dernier quand il reçoit un message de sa mère: pas d’Internet chez elle. Est-ce qu’il va quand même venir, du coup, s’il ne peut pas télétravailler? 

Pour comprendre ce qui suit, je dois revenir à l’année dernière. En juin 2021, nous sommes confinés chez ma belle-mère. Dernier a cinq mois, Milieu a bientôt trois ans et Grand a cinq ans. Je suis en congé maternité, mon mari est en télétravail de 8h30 à 18h30. Ma belle-mère et moi courons d’un enfant à l’autre, Dernier ayant faim, Grand ayant sa classe par  visioconférence, Milieu faisant une crise de larmes parce que son bout de bois est cassé. Ce sont de longs mois épuisants, des mois où je livre un combat quotidien pour exister, pour trouver quelques moments de respiration, pour écrire notamment, parce que sans l’écriture, j’ai l’impression d’étouffer. Il est très difficile, pourtant, que ce besoin de travailler, ce besoin de respirer, soit bien reçu par ma belle-mère qui gère toute l’intendance d’une maison où elle vit seule mais doit s’occuper de cinq parasites, ou par mon mari, selon lequel je ne devrais pas travailler puisque je suis en congé maternité. J’écris quelques minutes par ci, par là, je vole des instants pour moi en tentant de naviguer sur les eaux tumultueuses de cette vie que je n’ai pas choisie. Un soir, épuisée par les mauvaises nuits, par le rythme frénétique des journées, par cette étrange prison où le Covid nous retient, j’explose. C’est la plus grosse engueulade que j’ai jamais eue avec mon mari, en 17 ans de relation. Je ne sais plus ce qui la déclenche, je suis furieuse, totalement hors de moi, j’essaie de lui faire comprendre ce dont je souffre, ma voix s’étrangle tellement j’ai l’impression qu’on ne parle pas la même langue, que personne ne comprend ce que je vis ni dans quel état de stress je suis alors que je ne demande qu’à souffler un peu, qu’à respirer, qu’à arrêter de courir d’un besoin à l’autre en m’oubliant, en me saignant. Prise à la gorge par l’injustice profonde que je vis, je mêle à ce mal-être une litanie de petits et de grands reproches, de ceux qui émaillent les disputes de couple. On reste fâchés plusieurs jours, puis avec le temps qui passe, on passe à autre chose - et on ne garde que les traces de brûlure de cette colère mémorable.

Une année est passée et la situation n’est plus la même: j’ai repris le travail, les aînés sont de retour à l’école. Dernier, qui est entré à la crèche, reste notre plus grand souci puisqu’il est souvent malade. C’est systématiquement mon mari qui s’en occupe, qui le prend chez sa mère quand il tousse trop, qui s’en occupe, le temps que je rentre, quelques heures en journée qu’il doit ensuite rattraper le soir, qui court d’un enfant à l’autre, qui s’y épuise. Il le vit comme une injustice profonde que ce soit toujours sur lui que ça tombe, et je comprends. Ce matin, le sms de sa mère lui annonçant qu’il n’y a pas d’Internet déclenche la plus grande colère dans laquelle il soit jamais entré. Il laisse éclater une furie contenue depuis des mois et me passe le plus gros savon qu’il m’ait jamais passé, lui qui est épuisé de devoir travailler tout le temps, d’être tout le temps en retard sur le boulot, de trembler dès que l’écran de son téléphone annonce “crèche”. Il est noyé, pris à la gorge par ce sentiment d’impuissance et ce sentiment terrible d’injustice. Et pas d’internet chez sa mère. C’est trop. Ce matin, c’est juste trop. Travailler alors qu’on a des enfants en bas-âge, c’est impossible. Il ne veut plus. Pas plus qu’il ne veut de cette vie qu’il a, sur le fil, constamment au bord, à la limite, pas plus qu’il ne veut de la répartition des tâches dans la maison, qu’il en a marre de s’occuper de la maison, marre de se retrouver avec les enfants, marre de ne pas avoir de vie à lui, marre que la famille l’empêche de travailler correctement.

Il vide son sac, d’une voix étranglée parce qu’il est étranglé depuis des mois, m’invective, me reproche tous mes défauts, toutes mes faiblesses, toutes mes insuffisances. Le soutien que je tente de lui offrir maladroitement et ma compassion de cette situation mettent de l’huile sur le feu. J’ai l’impression qu’on a vécu des choses proches, il trouve qu’on a vécu des expériences complètement différentes, lui avec son travail stressant, moi avec mon écriture qui n’est pas un vrai travail. Il reste entre nous, au milieu des larmes que je verse, au milieu des cris qui résonnent encore dans la maison, alors que Dernier joue dans un coin en toussant terriblement, un grand fossé au fond duquel des braises rougeoient.

La colère est une émotion utile. Elle est une façon de dire que le seuil est atteint. Mais elle n’est pas une sortie, une solution. Elle ne mène nulle part. Elle reste là, avec les dégâts qu’elle a causés. Il faut l’endurer tout comme on endure ce qui a mené à elle.

Je n’ai rien à offrir pour que ça aille mieux, juste l’espoir des vacances prochaines, juste une parenthèse dans cette collision quasi quotidienne entre la famille et le travail. On a besoin que nos enfants grandissent, qu’ils ne mettent plus une pression si terrible sur nos vies professionnelles et intimes, mais on n’a pas de solution pour l’heure. On a encore quelques semaines, quelques mois, quelques années, mais courtes, si courtes, à endurer et ça ira mieux, je crois - les brûlures disparaîtront.

Je laisse mon mari, je dois aller travailler, je ne peux rien faire d’autre que laisser retomber

le souffle de l’explosion

la pression

la colère.  


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