L’effet dominos
Batailles choisies #422
Un premier domino est perdu. C’est le début de la fin. 🁊
Bon, ok, on joue aux dominos, mais après on range, hein? Après chaque partie, on les remet tous dans la boîte en bois, qu’on ferme bien et qu’on place en hauteur. On compte bien les 28 pièces. On ne doit pas en perdre un seul, d’accord?
C’est la première pièce qui est la plus importante, c’est elle qui retient la digue, c’est elle qui soutient la tour: le premier pion du Monopoly, la pièce du coin du puzzle, la boule 13 du loto qui roule sous le canapé et qu’on ne retrouve pas, malheur! Quand se perdent le premier pion du jeu de l’oie, le block de Jenga ou le cube en bois d’un jeu de construction, c’est l'entropie qui sort comme un diable en boîte (de jouets): en quelques jours ou semaines tout est perdu.
Le jeu complet de dominos a tenu, oh, bien un an et demi - plus qu’honorable. Mais qui s’y intéresse, désormais? C’est Dernier, c’est terrible. En même temps, peut-on blâmer un bébé de regarder avec intérêt ces jolies pièces crème décorées de points noirs? Peut-on s’étonner qu’il aime prendre dans ses mains des dominos de la taille parfaite et d’une douceur délicate? Qu’il aime les frapper les uns contre les autres pour faire sortir ce cliquettement extraordinaire?
Un jour, donc, où l’on n'a pas eu la discipline de ranger les pièces en hauteur, Dernier se met à jouer avec les dominos. Le soir venu, on veut ranger la boîte: ah, mince! Il en manque un. Bon, on le cherchera demain, on entre dans le tunnel dîner-bain-dodo où il n’y ni réseau ni cerveau. Demain… dis-je… demain je rangerai… comme si l’entropie aimait les lendemains. Non! L’entropie aime l’effet dominos.
Un domino derrière le canapé.
Un autre dans le trampoline.
Encore un sous la table basse.
Quoi? On a déjà perdu 4 dominos?
Un tout au fond de la boîte à jouets.
Un dans le camion-poubelle de Milieu.
Deux dans un tiroir à bazar dans l’étagère à jeux.
Ça va être difficile, Grand, de faire une partie, là: il en manque huit.
Les dominos continuent de tomber, qui dans une chaussure, qui dans une touffe d’herbe, qui dans un pot de fleurs.
J’ai bien essayé de remettre le dentifrice dans le tube et les dominos dans leur boîte, j’ai essayé fort mais ils sont plus rapides à se perdre dans le bazar que moi à les trouver dans ledit bazar.
Aujourd’hui, fatiguée par les dernières semaines, je regarde, assise et profondément lasse, Dernier dégommer un empilement de dominos dans un grand éclat de rire puis attraper une des jolies pièces. Il la porte haut et fort et se balade dans la maison avec, sa démarche aussi décidée que robotique. Il a trouvé un merveilleux contenu, brillant, doux au toucher, musical; il lui faut bien trouver un contenant à la hauteur, de ceux qui font du bruit quand on les ouvre, de ceux qui ont des couleurs chatoyantes ou sont des caresses pour les mains! Dernier se dirige vers la cuisine, ouvre un tiroir en bas où sont rangées des torchons, un batteur électrique et des bouchons en plastique, y jette le domino, referme avec fracas le tiroir et revient joyeusement au salon.
Je ne me lève pas pour le récupérer.
Tant pis.
Le dernier domino est tombé.