Tue-le, mon fils
Batailles choisies #564
Être fière de son fils et avoir honte de soi. Si, si, j’aime que mon fils soit meilleur que les autres - et c’est moche ♟
Difficile de ne pas éprouver de l’envie, voire de la jalousie à laquelle se mêle de l’inquiétude, en voyant les enfants des autres.
J’ai beau trouver que mon fils ne s’en sort pas trop mal, savoir que les enfants changent, que leurs forces et faiblesses n'ont rien d’immuable, qu’il faut accueillir les personnalités des enfants avec bienveillance sans chercher à les élever comme des chevaux de course, je n’en suis pas moins une être humaine, et une maman - c’est-à-dire une être humaine au carré. Mon petit cœur de maman se gonfle donc de fierté et de joie quand un de mes enfants réussit, connaît les bonnes réponses, s’insère dans le monde - par le haut, c’est mieux… et si c’est au détriment d’un autre enfant… alors le fiel obscur qui se répand dans mon cœur doit rendre la joie plus lumineuse encore… horrible, non?
Grand a invité son ami M. à la maison. Ils ne sont plus camarades de classe depuis la grande section, mais ils sont restés amis et se voient régulièrement. M. est un gentil garçon, poli, athlétique. Il fait du yoga, du foot, du vélo, du judo trois fois par semaine. Il a vécu en Australie et parle anglais. Il est encourageant, bon élève à l’école, un garçon sain et sans souci, le genre de garçon que je suis contente que mon fils ait comme ami. Je ne peux pourtant pas m’empêcher de les comparer, de voir les faiblesses de mon fils à la lumière ingrate et crue des forces de M.
Grand n’est pas très athlétique, il a un caractère rageur et têtu. Il ferait presque vilain petit canard face à son ami. J’observe leur interaction de loin, sourit d’abord puis me ravise. Encore! M. tente de nouveau d’intéresser Grand aux sports de combat, s’acharne encore à faire naître le goût du judo: il lui montre des prises, lui donne des conseils sur les postures mentales du combat, à quoi Grand répond en grimaçant de déplaisir, met ses bras devant son visage pour se protéger des coups et traîne terriblement des pieds. Il me rappelle moi-même… et me fait autant de peine. Grand a les yeux qui brillent un peu plus quand M. lui parle de son kimono, des ceintures de couleur et des mots en langue étrangère, tu comprends, “hippon”, on crie “hippon” quand tu as perdu. M. a encore le dessus sur mon dadet de fils, qui se dirige droit vers être un intello plutôt qu’un champion olympique. M. finit par abandonner le cours de sport et a sorti un jeu d’échecs, sur un plateau en plastique, de mauvaise qualité, comme un de ces jeux qu’on emmène en voyage, un jeu qu’on a quand on ne joue pas souvent aux échecs. J’entends M. proposer:
- Tiens regarde ce que j’ai amené. On joue? Je t’apprends.
Grand a passé de longues heures, au printemps dernier, à jouer aux échecs avec son Papi. Il fait des échecs comme activité extra-scolaire, cette année, joue de temps en temps en ligne. Il est logique, organisé, a l'esprit mathématique. En deux mots: Grand est bien meilleur aux échecs que son ami M, ce qui fait que, deux coups après le début de la partie, Grand lance d’un air d'évidence lasse:
- Échec et mat.
Je sais que je devrais être une mère empathique, immune à l’esprit de compétition et de performance qui imprègne trop notre société. Je devrais me sentir mal, m’interdire d’éprouver un réel plaisir, une réelle fierté que mon fils ait mis une tannée à son ami. Un coeur de maman est plein de bonté et d’aspérité, non? Grand ne sait pas faire de judo, mais il brille de ses propres étoiles.
Et tiens, hippon.