Mes enfants sont mal élevés
Batailles choisies #579
Soutien à toutes les mères débordées par leurs gosses qui encaissent les regards de jugement: on est toutes, parfois, cette mère-là. 🫤
Oh la la, la pauvre mère que voilà…
Assise à la terrasse d’un café, elle regarde les bras ballants ses garnements s’amuser comme des fous sur les jeux en bois. J’ai bien dit “garnements” parce que ses trois gosses crient, grimpent sur le toboggan à l'envers, s’amusent à sauter du petit pont en bois alors que c’est clairement dangereux, viennent à la table où est assise leur mère et mangent leurs biscuits fort salement avant de prendre trop de serviettes en papier dont la moitié finit par terre et de retourner jouer la bouche pleine en criant des insanités. Et la mère ne fait rien, les regarde avec les yeux vides de la résignation, baisse la tête, en signe de honte ou parce qu’elle pianote sur son téléphone. En même temps, le téléphone est un anesthésiant émotionnel connu. Et si j’étais dans la situation de la pauvre dame, moi aussi je m’abîmerais dans des vidéos de chats qui jouent du piano ou des articles de presse people juste pour oublier ma vie et ne plus ressentir la douleur de la honte d’être dépassée par ses marmots.
Vous le voyez venir, non?
Vous le savez déjà?
Bien sûr, cette mère débordée, épuisée, cernée, dépitée, bien sûr, c’est moi. Et c’est moi dans le troisième acte de la tragi-comédie de ma vie de mère que la dernière matinée de vacances a décidé de m’offrir. L’acte I, habillage et sortie a été terrible, l’acte II où il me fallait les faire patienter le temps que je laisse la voiture au garage a été pire et expliquera sans doute pourquoi je les laisse, l’air hagard, faire n’importe quoi, au café qui est l’acte III: à l’accueil du garage, Grand demande un thé qu’il ne finit pas parce qu’il est trop fort, Milieu demande évidemment aussi un thé qu'il finit encore moins, Dernier attrape un gobelet en carton sur une table et le remplit à rabord avant d’en renverser une partie en grosses gouttelettes sur le sol sans faire exprès puis le reste dans une plante en faisant bien exprès. Le temps que je remplisse quelques papiers, les enfants jouent à sauter devant l’accueil, depuis une plateforme jusque sur le parking, alors que je leur ai dit de ne pas s’approcher des voitures mais qu’ils ne m’écoutent pas, pendant qu’autour de moi des gens bienveillantes essaient d’attirer mon attention sur le fait que mes enfants prennent des risques. Je sais, je sais, je crie dans ma tête, mais ils ne m’écoutent pas, ils s’en moquent, c’est comme si je n’existais pas, comme si je n'avais jamais essayé de les élever correctement! À trois, ils se donnent de la force, s’épaulent, s’étayent, me mettent à terre.
Et voilà, comment, après l’acte I, après l’acte II et après deux semaines à m’occuper toute la journée des petits en vacances, on en arrive à l’acte III, celui où je n’ai plus la force d’intervenir, où je regarde mes gosses mal élevés, où je me regarde échouer en tant que mère, où je regarde mes enfants et n’en suis pas fière du tout. Dernier porte son haut de pyjama sale parce qu’il a refusé de l’enlever pour sortir et que j’ai abandonné. Grand est tout débraillé parce qu’il ne sait pas s’habiller, que j’ai essayé de l’habiller droit, que ça n’a pas marché et que j’ai abandonné. Milieu a enlevé son pull alors qu’il fait 8 degrés, parce que Milieu n’a jamais froid et que si je l’oblige à mettre un pull, il retrousse les manches jusqu’à en faire un t-shirt et que j’ai abandonné. Aucun des trois n’est coiffé et j’ai abandonné la brosse dans le panier à l’entrée.
Je suis fatiguée.
Je suis débordée.
Alors j’ai abandonné.
Je me vois de l’extérieur, cernée, épuisée, à bout de patience.
Voici la vérité: aujourd’hui, je suis une mauvaise mère. Je ne fais pas mon boulot. Je n’y arrive pas. Certains jours, mes enfants sont insupportables. Et certains de ces jours où ils sont insupportables, j’abandonne en tant que mère. C’est horrible d’avoir l’air à ce point dépassée. C’est blessant d’être complètement débordée.
Mais, pour autant, faut-il se cacher? Cacher ses enfants et ses échecs? Faut-il toujours éviter de sortir, ne pas se mettre dans des situations de difficultés prévisibles?
Heureusement, il n’y a personne d’autre dans le jardinet du café - mes enfants ne dérangent donc que moi. Heureusement, j’élève mes enfants au Chili, où l’enfant est roi, où il n’est pas attendu que l’enfant se comporte comme un adulte - où donc, je me sens moins jugée.
Là, Dernier vient de chiper la salière sur une table d’à-côté et se la fourre dans la bouche, caché derrière un tronc. Bon. La mauvaise mère trouve la force d’intervenir et je sonne la retraite. Myopie et brouillard me permettent de me voiler la face, de remettre à demain mon travail: mes enfants sont mal élevés aujourd’hui. Mais ça arrive. À la maison, je continuerai à être une mauvaise mère, je leur mettrai un film et on mangera des pâtes à rien.
Demain, j’essaierai que mes enfants comprennent comment se comporter mieux en public. Demain est un autre jour. Tiens, d’ailleurs, au moment de partir du café, un rayon de soleil perce les nuages froids de l’hiver chilien. Grand s’approche de Dernier, écrase un baiser sur sa joue et lui lance un “je t’aime” auquel le petit répond par un “moi aussi”! Ils se prennent par la main pour traverser le parking en toute sécurité. Sur mon visage fatigué se dessine un léger sourire. Ils sont parfois mignons.
Après ce moment de tendresse, Dernier repart en courant sans faire attention aux dangers qu’il y a dans le parking, en riant, et en criant, pour que tout le monde l’entende “fesse! fesse!”