La sortie
 

Batailles choisies #664

Est-ce une bonne idée de faire une sortie seule avec cinq enfants, deux trottinettes et deux vélos? 🙈


Non.

Le potentiel “super galère” est écrit partout sur cette sortie.

Qui, en effet, a décidé qu’inviter les deux voisins et amis de mes fils aînés aller manger un goûter du matin à deux kilomètres de la maison, un matin où il fait frisquet, après une balade qu’on fera à pied, en vélo (un peu trop grand) pour Milieu et (un peu trop grand) pour Dernier, en trottinette pour Grand et son amie J.,  sachant que la descente ira sans doute mais que la montée sera sans doute une catastrophe, qui donc a décidé que ce serait est une bonne idée?

Qui? Ben… moi.

De quelles armes secrètes est-ce que je dispose, à la James Bond ou à la MacGyver, pour me sortir honorablement de ce mauvais pas dans lequel je me fourre toute seule?

J’en ai très exactement deux: ma patience et une vieille ceinture que j’utilise, non pour battre les gamins, mais pour tirer Dernier sur son vélo à petites roues.


Mais pourquoi?

Ben, parce qu’il est neuf heures du matin, que c’est le dernier jour des vacances, que j’avais envie de faire une petite sortie pour fêter ce dernier jour libre, que c’est une façon d’occuper les enfants et de nous amener tous jusqu’au déjeuner alors qu’au moment où je décide de proposer cette sortie, les voisins et amis, qui sont venus chercher mes fils, sont en train de déclencher des bisbilles!

Ben, parce que j’ai l’expérience des sorties pourries et que souvent les sorties qui ont l’air pourries se passent bien et celles qui ont l’air faciles pourrissent aussitôt commencées!

Ben, parce que les enfants se tiennent mieux avec les autres, que les enfants des autres obligent les miens à se comporter à peu près correctement!


Donc, c’est décidé! J’ai l’autorisation de la mère des voisins… on y va!

J. et A. se tiennent effectivement parfaitement. Ils ne râlent pas, ils aident à pousser le vélo de Dernier quand il n’a plus envie d’en faire. Ils se lavent les mains avant de manger leur cookie. Ils disent merci. Ils s’exécutent quand il est l’heure de partir. Ils commencent à tirer la langue à la dernière montée mais ils gardent leur râlerie pour eux. Et comme leurs amis sont là, mes propres enfants se tiennent bien, ne boudent pas, ne chouinent pas, ne me réclament pas ci ni ça, pour ne pas se faire honte à eux-mêmes.

Seul Dernier, à qui la subtilité de l’amabilité sociale échappe, chouinasse, traînasse, menace, caillasse… mais grâce à mes deux armes secrètes, patience sans cesse renouvelée et vieille ceinture, j’avance, tirant Dernier jusqu’au café où l’attend le muffin au chocolat tant promis.


Café.

Goûter.

Bref moment de jeu.

Balade retour.

Message à la maman: “On est rentrés! Tout ok!”


Et voilà, une sortie sans encombre, sans arrachage de cheveux ni projets d’abandon d’enfants. 


Ça y est, je suis quand même sortie, presque sortie, quasi sortie, de l’époque où toute sortie m’épuise autant qu’elle m’est utile et j’entre dans une période où la sortie est plus agréable qu’elle ne m’épuise.   

Ça mérite bien des félicitations, non?

Et on va où maintenant?

 

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À loisir
 

Batailles choisies #663

Il est une mésentente conjugale, dans mon couple, qui est là depuis longtemps, mais que, enfin, je commence à comprendre et regarder à travers d’autres yeux que ceux de la féministe que je suis. 🛠


Je comprends enfin que Mari et moi ne sommes pas le même parent. 

Que bien sûr, le prisme féministe au travers duquel je regarde mon couple explique une grande partie des années difficiles passées depuis que nous avons eu un, puis deux, puis surtout trois enfants. Que cette perspective explique la spécialisation de nos rôles respectifs, et les injustices, incompréhensions et inégalités qui vont nécessairement avec, mais que ce prisme n’en est qu’un. 


Une explication? 

C’est un jour de week-end comme un autre. 

Je m’occupe des enfants, passant des besoins de l’un à ceux de l’autre, prévoyant des activités incluant dépense d’énergie, air pur, apprentissage, doux moment, ou, au moins, activités m’évitant des séances de catch, n’importe quelle sortie qui pouvant se faire dehors, et si possible invitation chez un copain ou une copine pour me délester d’un enfant et me faciliter la vie.

Et pendant que je m’occupe des enfants, soit directement, en restant avec eux dans notre rue pendant qu’ils jouent au foot, soit indirectement, en anticipant les besoins ou en bidouillant de fragiles programmes… Mari…

Mari tond la pelouse. Ou élague nos arbres. Ou fait une lessive. Ou bricole dans notre chambre cette fenêtre qui laisse passer un filet d’air. Ou répare le toit de la loggia. Ou fait peu importe quoi, seul, concentré, dans ses occupations, libéré des enfants. Il fait des choses indispensables et inutiles, urgentes et accessoires.


Le prisme féministe, je l’ai utilisé pour comprendre cette scène qui s’est souvent répétée dans notre vie de famille et qui, évidemment, est appelée à se répéter de nombreuses autres fois.

La spécialisation de nos rôles, domestiques et parentaux, me délègue, non seulement l’immense majorité du temps que les enfants passent hors de l’école, mais en plus, elle me donne toujours le soin des enfants, la connaissance de leur psychologie, de leur goût, de leur étape de développement. Elle me refile, effectivement, le travail émotionnel de la parentalité. Cette spécialisation des conjoints donne aussi à Mari tout le travail de bricolage, des comptes, des achats importants, autant que celui de s’occuper du bon fonctionnement de la maison. Il le protège aussi, de fait, de se plonger, de se noyer, dans l’ingratitude du travail émotionnel, le dédouanant d’en faire moins que moi. Tout cela est vrai.


Pourtant, je comprends enfin qu’il y a un autre prisme

Mari vient d’une famille élevée avec le slogan: tout coûte. Tout coûte du temps, de l’argent, du travail. Son enfance, c’était aller avec sa mère au supermarché et attendre qu’elle parle au responsable parce qu’il y avait une différence de 4 pesos entre le prix à la caisse et l’étiquette. C’était passer son dimanche à ranger, à faire le ménage, à nettoyer en profondeur le canapé et y trouver une grande satisfaction. C’était aller toujours chez les mêmes amis, ou avoir toujours les mêmes amis qui viennent vous rendre visite. C’était aider sa mère à réparer, à faire du bricolage. En somme: Mari vient d’une famille du travail.

De mon côté, c’est différent. Mes parents travaillaient, oui, mais dans une configuration différente, plus privilégiée, dans une vie nomade très particulière où l’on déménage souvent, où on vit dans un logement de fonction dans lequel les meubles ne sont pas à nous, où les factures n’arrivent pas avec la même conséquence. Nous avons été élevés avec le sens du travail et de l’effort, oui, mais tout de même beaucoup plus avec le sens du loisir, avec une chance du temps libre, des dimanches où on sort, où on prend du bon temps, où on ne va pas passer notre temps à bricoler ou à aller au supermarché, ah non, hors de question.


Alors, lorsque pour la centième fois, Mari me dit qu’il va bricoler, que je retiens mes reproches féministes que c’est toujours moi qui m’occupe des enfants, après avoir abandonné de les tourner sans agressivité, et qu’il me répond: “je finis tous les jours à 18h30. À quel autre moment, je suis censé m’occuper de la maison?”, à ce moment-là, j’ai une épiphanie formée de plusieurs évidences qui s’emboîtent les unes dans les autres.

Ce n’est pas moi qui vais réparer le toit.

Je déteste passer mon temps le week-end à faire des tâches domestiques.

Mari trouve qu’il n’y a rien de plus normal, quand on a des enfants, que de passer le temps partagé à faire des trucs que personne n’a envie de faire mais qu’il faut bien faire tout de même. 

      

Et je me rends compte que de nombreuses discussions, incompréhensions, que nous avons, viennent de ces histoires familiales, de nos identités personnelles et parentales, tout autant que de la structure oppressive construite autour des mères. Que Mari est un père qui travaille, la semaine, le week-end, alors que je tire plus du côté du loisir

Et que, si on peut remettre en cause cette spécialisation des conjoints, il s’agit aussi de regarder Mari d’une autre manière, autant que de me regarder d’une autre manière.


J’ai la chance de me demander ce que je vais faire comme sortie avec les garçons, plutôt que de me dire qu’il faut que je lave le tapis ou que le chauffe-eau ne marche pas et que je vais essayer de le réparer moi-même, quitte à y passer trois après-midi entières. J’ai de la chance de déléguer, là-dessus. 

Tout ça change ma façon de voir notre couple - et Mari. Tout ça, sans doute, me change - ou me changera: garder cette révélation en moi, la laisser s’écouler et m’imprégner, à loisir.

 

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