Limite
Batailles choisies #534
Mon presque terrible twos est entré dans l’âge terrible, ça y est. 2️⃣
Dernier me regarde de ses grands yeux en avançant, très lentement mais avec assurance, le guidon de sa trottinette vers l’interdit.
- Non!
C’est la troisième fois que je lui dis fermement que non, on ne fait pas de trottinette dans le salon. On fait de la trottinette dans le jardin. Mon ton est passé d’un non! las à un non! ferme à un non! dur index levé en signe de défiance.
Un défi? semble me demander Dernier. Défi relevé!
Mon petit marque une pause, mains tenant toujours fermement le guidon de la trottinette. Plonge son regard dans le mien. Puis, doucement, mais avec une intention claire et nette, pousse la porte-fenêtre de la maison. Lance une œillade vers moi. Me nargue avec la même intention claire et nette. S’apprête à entrer dans le salon avec sa trottinette d’un air assuré.
Passer à l’action, m’ont appris mes livres de parentalité.
Je me lève et tente de lui retirer fermement la trottinette des mains. Je finis par la lui arracher, parce qu’il s’accroche le bougre, en répétant, index levé, qu’on ne fait pas de trottinette dans le salon. Dernier se met à pleurer, hurler, à taper ses cuisses avec ses mains en signe de grosse colère en me fusillant du regard, me poursuit ensuite en courant pour me mordre. Une autre dispute. Mes non, ses non, mes sourcils froncés, sa bouche qui crie des insultes de bébé.
Encore une dispute.
Pfff.
Bon, ben c’est clair que j’ai bien un enfant de presque deux ans.
Mes journées les enchaînent, ces disputes à base de “non”, de poser des limites, de regarder mon terrible twos chercher à les franchir, les franchir allègrement ou les franchir subrepticement dès que j’ai le dos tourné.
On n’arrache pas les plantes du pot, je viens de les acheter!
On n’ouvre pas l’eau, non, hors de question!
Arrête immédiatement de jeter des cailloux sur la terrasse!
Arrête d’arroser Maman, non, le spray d’eau, sur les plantes.
C’est donc comme ça, un jour comme un autre, qu’en revenant au jardin, je trouve Dernier trempé, couvert de terre et qu’en le poursuivant pour lui dire ma pensée, je marche sur des cailloux comme des Legos narquois en me faisant asperger d’eau.
Je suppose qu’il n’est pas un terrible two plus terrible que ne l’étaient Grand ou Milieu. J’imagine que je ressens la même exaspération, le même ras-le-bol que pour mes deux aînés - quoique la vie de mère de trois enfants a sans aucun doute tiré sur la corde de ma patience, qui menace bien davantage de me claquer dans les doigts. Surtout que mon troisième garçon est particulièrement indépendant, autonome et n’a aucune intention d’attendre sa maman pour vivre sa vie, ouvrir le tuyau d’arrosage, égrener des cailloux sous mes pieds ou se faire une douche de terreau.
Je sais que c’est mon dernier, mon dernier enfant, ma dernière année galère, mes derniers mois avec un bébé. Dernier, c’est mon dernier tour de piste - que je pense finir sur les rotules. J’ai le sentiment terrifiant et épuisant que je suis son punching-ball préféré, qu’avec moi, la relation est conflictuelle, qu’il passe son temps à me pousser dans les cordes, qu’il me poursuit de sa violence, de sa colère, de ses fâcheries. Ou serait-ce que je suis beaucoup plus passive dans cette période que je ne l’ai été avec ses frères? Que je subis? Oui, j’ai bien davantage l’impression de subir les périodes difficiles de mon dernier parce que… c’est mon dernier, mon dernier tour de piste, que je n’ai plus l’énergie pour livrer le combat, et qu’avec l’expérience des deux premiers, je sais que tout passe - plutôt: qu’il faut attendre que ça passe.
Quoi, quoi, quoi, encore?
Dernier m’appelle pour me montrer la joie immense qu’il va ressentir à dessiner sur le sol de la cuisine avec un marqueur indélébile qu’il est aller dégoter dans le fond du panier à l’entrée en poussant la poubelle de la salle de bains pour s’en servir comme d’un marche-pied - âge de l’autonomie, avez-vous dit? Je crois que Dernier m’appelle surtout pour voir ma face se décomposer devant la perspective d’un gribouillis à l’autel éternel de mon autorité piétinée, pour se faire menacer et gronder, pour s’enfuir avec le feutre ouvert et gagner le combat de ma patience vaincue.
Quoi, quoi, quoi, Dernier?
Non, pas avec le feutre…
Qu’as-tu à me regarder comme ça?
Oui, tu as de beaux yeux et un regard craquant.
Oui, tu as un sourire splendide.
Oui, avec un caractère bien trempé comme le tien, tu iras quelque part dans la vie.
Oui, j’ai, parfois, un sentiment passant comme une étoile filante, que c’est bien dommage de vivre pour la dernière fois cette période d’autonomisation à vitesse vertigineuse.
Il n’en reste pas moins que trois enfants, c’est pour ma patience, ma santé, ma joie de vivre, définitivement, vraiment, absolument, ma limite.
Et je t’en supplie, ne la trace pas sur le carrelage.