Batailles choisies #499
Me rendre quelque part avec mon bébé, galérer à arriver au quelque part en question, trouver que galérer, c’était beau. 🌎
Au moins, il fait beau. Ça va sans doute être un peu galère, par contre…
Il est 9 heures du matin et Dernier et moi allons au supermarché. Nous habitons à 800 mètres d’un “Jumbo” que mon fils appelle le “Bo”. Un soleil agréable et un air encore frais me rendent insupportable le projet de rester enfermée à la maison. Et puis il faut nous occuper toute la matinée. Et puis, vraiment, je ne peux pas décemment chercher à polluer moins et prendre la voiture pour aller au bout de la rue. Où va la Terre, sinon?
Je mets en bandoulière quelques sacs de courses, donne à Dernier la valise-cabine qui me rend la tâche du supermarché à pied légèrement plus facile, ferme la porte de la maison et regarde mon bébé marcher tout guilleret en trainant derrière lui sa valise et sa mission.
Je sais bien que ça va être plus galère que “sans doute un peu”: je me connais, je connais mon fils. Sa mission va l’amuser cinq minutes et après, je vais devoir porter la valise, les sacs et le gosse, hein. Je le sais, mais… j’aime bien marcher, j’aime faire marcher mon petit, j’ai une matinée jusqu’à la sieste à faire passer et puis où va la planète, sinon.
Dernier avance bien dans un premier temps, même s’il lutte contre le concept de marcher sur le trottoir, préférant la route, m’obligeant à le pousser doucement d’abord, puis plus fermement, une bonne dizaine de fois vers le trottoir. Arrivés à la grille de la résidence, Dernier réclame d’appuyer sur tous les boutons du digicode. En posant ma valise et mes sacs et en soulevant le petit, je réussis à lui faire tapoter quelques chiffres pour que la grille s’ouvre. Dehors, mon petit part bille en tête vers la gauche. Je dois lui courir après en criant que “Bo, Bo, c’est là-bas!” Déjà, la destination a été jetée aux oubliettes, de même que la valise et la mission. Évidemment, la valise, c’est pour ma pomme. De toute façon, ce qui intéresse un enfant, c’est le chemin, ce n’est pas la destination. Si finalement on allait au square ou à la crèche, ça reviendrait au même.
On avance un peu encore et puis on recule parce que j’ai eu l’idée splendide de lui courir après pour le faire aller plus vite… sauf qu’il est parti dans le mauvais sens et que je dois donc le rattraper en criant “non, pas par là, pas par là, là-bas Bo, Bo”, le saisir et le soulever alors qu’il se débat parce que ce n'était pas ça le jeu et le porter les quelques mètres qu’on avait réussi à avancer. Dix mètres plus loin, un arroseur est ouvert vers lequel Dernier se précipite. Ben oui, la destination, peu importe, tant que sur le chemin, il y a de l’eau.
Ça y est. Je regrette d’être allée à pied. Il va être mouillé. L’air frais, l’odeur de terre, le bien de la planète, je ne sais plus si c’était important, en fin de compte. Rayon de soleil: l’eau s’arrête pile au bon moment. Grosse déception pour Dernier, qui pleure, se couche sur le trottoir parce que la vie est injuste, fait la technique du bois mort pour que je n’arrive pas à le porter. Ça va être très long d’aller au supermarché. Je le prends dans les bras et remarque que… il est mouillé…
Sa couche a débordé. J’utilise des couches lavables et depuis quelques temps, je trouve qu’elles tiennent moins bien (c’est déjà la troisième depuis ce matin), mais je m’acharne pour le bien de la planète. Mince. Alors, le changer ici et là, sur le trottoir, me contorsionner en demandant d’abord gentiment, ensuite impatiemment qu’il ne bouge pas. Les boutons pressions des couches sont galères à mettre sur un enfant debout, s’agitant et de mauvaise volonté, je me fais mal au dos, me fais tirer les cheveux et me prends des gnons en tentant d’éviter les coups de poing. Pourquoi je n’utilise pas des Pampers, hein? Le bien de la planète… et le bien de mon dos, hein? Quelle idée d’y aller à pied! L’odeur de terre mouillée… c’est surtout l’odeur de mouise, qui semble me suivre parce que valise dans une main, sacs en bandoulière qui me tapotent les cuisses, gosse sur un bras qui se débat alors que je tente de mon mieux de lui montrer les camions, les voitures qui passent tout en lui interdisant d’aller les regarder de trop près, vraiment, je ne sais pas bien pourquoi j’ai voulu éviter le carbone dans les airs en charbonnant à la place comme une malheureuse. Heureusement un chien de l’autre côté de la rue me sauve la mise: regarde, Dernier, un chien, un woua-woua! Oui! La grosse centaine de mètres qui nous sépare de l’animal est franchie en quelques minutes. De là au “Bo”, que l’on distingue en contrebas désormais, c’est rapide aussi.
Dans le supermarché, la demi-heure passe sans encombre: assis dans le caddie, Dernier est occupé à regarder tout ce qui brille en machouillant un pain. RAS.
Le retour s’annonce comme l’aller mais en pire: Dernier s’élance dans le parking sans m’attendre pendant que je le poursuis avec ma valise-cabine à mes trousses dans laquelle j’ai mis tout ce qui pèse et qui conséquemment pèse, pendant que mes sacs en bandoulière me cassent déjà les épaules. Dernier ne se dirige pas vers la maison mais dans la direction opposée, ne peut plus tirer la valise mais peut en revanche me devancer pour sauter dans une flaque avant de se vautrer dans des plates-bandes où il peut enfoncer ses mains dans la terre fraîche. L’odeur de terre, je la voulais, ben je vais l’avoir du coup. Je crois que la prochaine fois, tant pis pour la planète, j’irai en voiture.
Il a dû passer une grosse heure et demi pour les résultats de maigres (mais lourdes) courses et d’une frustration gigantesque parce que Dernier ne veut vraiment pas rentrer. Il ne veut d’ailleurs tellement pas rentrer qu’il grimpe et s’assoit sur un banc, tapote ensuite d’une main tyrannique mais douce pour que je me pose à côté de lui et dit de sa plus claire énonciation: “pain”. J’éclate de rire. Bon, va pour un goûter de mi-chemin. À cette heure du matin, nous sommes les seuls à balader dans le quartier. L’odeur de terre mouillée, entre rosée et arrosage, envahit nos narines. Des oiseaux pépient. La Cordillère aligne ses rangées de montagnes comme les coulisses d’un théâtre. Celles du fond sont encore enneigées. Celles plus proches de nous ont la teinte jaune des fleurs sauvages éphémères qui ne resteront que le temps bref du printemps. La planète est bien belle, oui. Et je n’avais rien de mieux à faire ce matin, autant se promener. La vie n’est qu’une promenade, de toute façon. Tant que je rentre à peu près à l’heure de la sieste, ça ira. En fait… je comprends qu’insister sur la maison n’a aucune chance de marcher ni de faire marcher. Ce n’est pas la destination, mais le chemin qui intéresse mon Dernier. Rendre le chemin intéressant alors: un camion, oh, un papillon, regarde un jardinier et sa brouette, et tu as vu les feuilles, et là-bas, les fleurs, on va cueillir les fleurs?
D’un coup, Dernier a une idée de génie. Il s’élance et se met à pousser la valise-cabine, qui est pile de sa hauteur, en appuyant dessus avec ses mains pendant que je tiens la poignée. J’éclate de rire, le félicite et le remercie de son aide! Il est tellement fier, de sa trouvaille, de sa force, de sa mission!
Deux heures. On aura mis deux heures pour faire quelques courses - ou pour faire tout autre chose en fin de compte: regarder, respirer, s’apaiser. Pour la vie avec les enfants, c’est la marche qui, avec ses peines et ses joies, vaut le détour - pas la destination. Et les enfants vous rappelleront mieux que personne à quel point il peut être beau d’aller au “Bo”.